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  • Nicolas Dargelos Descoubez

Qu'est-ce qui, dans l'art, est abstrait ?

Dans Le chef-d’œuvre inconnu de Balzac, Frenhofer cherche, avec une obsession qui le pousse à la folie, à peindre à la perfection une femme. Pourtant, les deux autres protagonistes du récit ne reconnaissent rien sur cette toile et n’y voient qu’un gribouillis dénué de sens, une peinture incompréhensible car sans objet. Frenhofer leur reproche alors de ne concevoir l’art que comme une imitation de ce qu’ils voient, et leur dit : « Le dessin n’existe pas ! Il n’y a pas de lignes dans la nature où tout est plein : c’est en modelant qu’on dessine, c’est-à-dire qu’on détache les choses du milieu où elles sont. » Autrement dit, sa peinture ne ferait qu’assumer pleinement l’essence de l’art qui, selon sa conception, serait d’abstraire.


Le terme d’abstrait désigne le résultat du processus d’abstraction que l’on peut définir comme une sous-catégorie de l’extraction. En effet, si extraire consiste à isoler un élément du tout dont il fait partie, abstraire revient à extraire par la pensée et l’analyse. Autrement dit, quand on abstrait A de B, il ne s’agit pas dans les faits de sortir A du tout B dont il fait partie, mais de faire comme si B n’existait plus, d’en faire abstraction par la pensée pour ne considérer que A en lui-même et pour lui-même, c'est-à-dire indépendamment de sa relation avec B. L’abstrait, en tant que résultat de ce processus, est donc par définition ce qui est isolé. C’est tout d’abord ce qui est isolé de l’immédiateté du sensible puisque l’on fait abstraction de toutes les autres propriétés de la chose que l’on abstrait et qu’on la rend ainsi autre que telle qu’on la perçoit naturellement. Abstraire le parfum de la rose de la fleur elle-même par exemple, c’est s’efforcer de ne porter d’attention ni à la couleur de ses pétales, ni au piquant de ses épines, et c’est donc l’éloigner de la manière dont la fleur est perçue. Ensuite, l’abstrait est ce qui est isolé des systèmes habituels de signification. En effet, il ne faut pas négliger le fait que dans le langage commun, ainsi que dans certaines critiques péjoratives à l’égard d’œuvres d’art du début du XXe siècle, l’abstrait désigne ce qu’on ne comprend pas, ce qui semble avoir un sens qui se dérobe toutefois complètement à nous. Une pensée trop abstraite serait ainsi une pensée tellement désincarnée des réalités pratiques des choses qu’elle invoque qu’elle semble insaisissable pour ceux à qui elle s’adresse.

Questionner ce qui dans l’art est abstrait revient donc à interroger deux enjeux principaux. Le premier est d’ordre stylistique en se demandant ce qui dans l’art, entendu comme histoire de l’art, peut être considéré comme abstrait. Cette première interrogation pose ainsi l’abstrait comme un élément contingent à l’art qui peut tout aussi bien être abstrait que ne pas l’être. L’abstraction serait un style, un outil ou un mode de l’art qui, bien qu’étant possible, ne lui serait pas inhérent. Cela invite ainsi d’abord à se questionner sur la perception proprement historique de l’abstrait dans l’art et sur les différentes définitions qui ont pu en être proposées, notamment par opposition à l’art figuratif. Mais cela nous encourage également à chercher au-delà du simple art dit « abstrait » du début du XXe siècle des exemples d’œuvres que l’on pourrait désigner comme abstraites et qui nous aideraient à proposer une définition plus générale de ce qu’est l’abstrait dans l’art.

Le deuxième enjeu est davantage d’ordre esthétique en interrogeant la place de l’abstrait dans l’essence même de l’art. En se demandant ce qui est abstrait dans l’art, entendu cette fois-ci non pas dans sa dimension historique mais comme le concept même de création artistique, on présuppose qu’il y a de l’abstrait dans toute œuvre d’art. Il ne s’agit pas en effet de se demander s’il y a de l’abstrait dans l’art, mais bien où il se trouve dans l’art, notamment en cherchant à identifier à quel moment l’abstraction pourrait trouver sa place dans le processus de création, et dans quelle mesure l’isolation vis-à-vis de la sensibilité et des systèmes habituels de signification qui semble caractériser l’abstrait participerait à la définition même de l’art. Il conviendra alors de se demander dans ce cadre comment une œuvre peut-être plus ou moins abstraite, et si quelque chose distingue fondamentalement l’art dit « abstrait » du reste de l’art.


Comment les discours portés sur l’abstraction durant l’histoire de l’art, et ce jusqu’au primat d’un art dit « abstrait » au début du XXe siècle, peuvent-ils nous permettre d’identifier la place qu’occupe l’abstrait dans l’art de manière générale ? Et dans quelle mesure l’art est-il caractérisé par un certain degré d’abstraction qui lui serait inhérent ?


C’est d’abord en lien avec des enjeux stylistiques que se définit l’abstrait dans l’histoire de l’art, comme désignant les œuvres qui refusent le primat de la figurativité ou de la narration pour en revenir à un art pur de la peinture. Cependant, même figuratif, l’art intègre toujours une part d’abstrait en ce qu’il n’est jamais une incarnation du réel mais bien une déformation, par l’esprit puis par le pinceau, de celui-ci. Un art purement abstrait serait finalement un art autonome, à la fois distinct de la perception naturelle que nous avons des choses, et libéré des contraintes du logos : un art qui, ne voulant rien dire, a pourtant un sens.


 

Comment l’histoire de l’art permet-elle de faire de l’abstrait dans l’art un simple choix stylistique contingent visant à défendre un art pur de la peinture ?



Dans l’histoire de l’art, l’art abstrait du XXe siècle a souvent été défini comme s’opposant à l’art dit « figuratif ». L’art abstrait serait un art refusant de faire de la peinture une simple transposition sur le tableau, par les pinceaux, de ce qui nous apparaît sensiblement dans le réel, se libérant des contraintes de la représentation pour proposer une art de la présentation, plus libre. Or il suffit de voir La vache de Kandinsky pour comprendre que l’abstrait dans l’histoire de l’art ne saurait simplement être caractérisé par un refus pur et simple de la figurativité. Sur ce tableau on reconnaît bien en effet une vache, ainsi qu’une femme lui tirant le lait, le reste du troupeau de vaches et une ville en arrière-plan. Bien que leur perception ne soit pas immédiate, ces figures sont susceptibles d’être interprétées par tout le monde comme des vaches, une fermière ou une ville. C’est donc bien que Kandinsky s’est au moins en partie plié aux contraintes de la représentation et de la figurativité pour que ces figures soient identifiables. Et ce tableau n’en demeure pas moins un tableau d’art abstrait.

Vassily Kandinsky, La Vache (1910), huile sur toile, 95,5 x 105 cm, Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich

La raison en est que l’art dit abstrait n’est pas qu’un pur refus de la figurativité, mais est plutôt dans un rapport de déformation que Maurice Denis dans ses Théories attribue au néo-traditionnisme. L’art abstrait serait simplement un art où l’agencement des formes et des couleurs est prioritaire sur la représentation de la nature et la mise en place d'une forme de narration littéraire. Il ne s’agit pas de refuser les contraintes de la représentation, ni celles de la narration, mais de jouer avec, de les déformer, comme le fait Kandinsky dans La Vache, pour redonner la priorité aux éléments propres à la peinture.

Dans Vers un nouveau Laocoon en 1940, Greenberg explique en effet que, si comme l’explique Lessing chaque art a ses moyens spécifiques et doit se concentrer sur ces mêmes moyens, Il y a eu en Europe aux 17e et 18e siècles un primat de la littérature comme art dominant qui a tendu à devenir le prototype de tous les autres arts. Ainsi tous ces arts nièrent leur nature propre pour s’efforcer d’imiter les effets de l'art dominant en adoptant ses moyens spécifiques, et la création picturale notamment fit sienne des contraintes de la narration littéraire. L’abstrait dans l’art serait ainsi la consécration de toute une histoire de l’art menant à la libération de la peinture des contraintes empruntées aux autres arts, et notamment la narration. L’art abstrait du début du XXe siècle serait un art pur, sensoriel, concentré sur les seuls moyens spécifiques à la peinture, échappant ainsi à la confusion des arts qui selon Greenberg ne mènerait qu’à la production d'un art médiocre.

La position de Denis est ainsi plus nuancée que celle de Greenberg, mais partage la même ligne directrice. Il s’agit, par la déformation, de réaffirmer le primat des couleurs et des formes sur les contraintes narratives et figuratives, sans toutefois abandonner ces dernières. Exactement comme on le voit dans La vache de Kandinsky, la figurativité n’est plus une fin mais un moyen pour Kandinsky de jouer avec les formes et les couleurs, remettant au centre les moyens spécifiques à la peinture.


Cette libération partielle des carcans de la narration et de la figuration permettrait ainsi de faire du tableau un espace lisse selon les termes de Deleuze et Guattari dans Mille plateaux en 1980, condition nécessaire selon eux de l’apparition de la ligne abstraite qui caractériserait ainsi l’art abstrait. On semble en effet ici retrouver une « collection amorphe de morceaux juxtaposés sans être rattachés les uns aux autres », caractérisant l’espace riemannien qui est proche de l’espace lisse. Quelques éléments de la vache constituent des déterminations pour Kandinsky, mais le lien entre ces déterminations est libre car il n’est plus absolument guidé par les contraintes de la narration. De la même manière que naissent des espaces de non-droit dans le quadrillage de la ville, surgit ainsi un espace de libre création au sein même du striage faible que constitue la soumission partielle aux contraintes de la figuration et de la narration. Si l’on reconnaît effectivement une vache, la représentation de celle-ci n’est pas absolument déterminée par des règles auxquelles se soumettrait le peintre. On retrouve une ligne abstraite, créatrice, qui n’est pas un simple moyen pour dessiner un contour, mais une fin en elle-même qui crée un espace.


Si on l’entend comme histoire de l’art, l’abstrait dans l’art, incarné par le courant pictural du début du XXe siècle, est donc l’affirmation du primat des moyens spécifiques de la peinture sur les contraintes de figuration et de narration pour retrouver un art pictural pur, créateur, et non plus déterminé par ces contraintes extérieures. Toutefois, peut-on réellement affirmer qu’il y a une différence de nature entre l’art dit abstrait du début du XXe siècle, et la peinture antérieure ?

En effet, cela laisserait supposer que l’abstrait est contingent à l’art, et donc que les peintres antérieurs, s’ils ne faisaient pas le choix de l’abstrait, ne se faisaient que les dociles artisans d’un dogme figuratif qui les dépassait. Or comme on l’a vu, l’abstrait n’est pas un refus de ces dogmes, mais une déformation, un éloignement et pas une destruction. Il s’agit donc non pas d’une différence de nature, mais bien d’une différence de degré entre ces œuvres, les œuvres dites abstraites étant seulement celles qui se sont jusqu’ici le plus détachées des contraintes de la représentation. Cela supposerait donc qu’il y a un potentiel à l’abstraction dans tout œuvre d’art et donc que l’abstrait n’est pas contingent à l’art mais qu’il lui est inhérent.


 

Peut-on penser l’abstrait non pas comme un mode de l’art mais comme une de ses propriétés essentielles ? Et dans ce cas comment rendre compte des différents degrés d’abstraction qu’il y a pu avoir dans l’histoire de l’art ?


Poser l’abstrait non plus comme un moment mais comme un élément essentiel de l’art implique de se pencher de manière plus conceptuelle sur la place que prend l’abstraction dans tout processus créatif, et notamment d’en trouver des traces dans des œuvres qui ne sont pourtant pas désignées comme abstraites dans l’histoire de l’art.


Un art abstrait dès l’origine :


Selon Leroi-Gourhan dans Le Geste et la parole en 1964, l’abstrait est inhérent à l’art du fait de ses conditions d’apparition chez l’homme. En effet, selon lui, la bipédie chez l’homme a eu un double effet : le développement de la technique grâce à la libération de la main, et le développement du langage articulé grâce à la libération de la face. Ainsi l’art serait le point de rencontre entre le geste et la parole, à la fois produit d’une technique complexe et support de signification.

L’art ne serait donc pas le pur produit d’une technique dans lequel on aurait peu à peu inséré de la signification, mais joindrait dès son origine une technique qui est en partie vecteur de symbolisation, et un langage qui est lui-même en partie contraint biologiquement. L’art serait donc abstrait dès son origine, au sens où il serait une opération de distanciation, de séparation du monde. La conjonction du geste technique et du langage permet de conserver une distance entre le vécu et l’organisme qui lui sert de support, et ainsi un outil devient une œuvre d’art lorsque la conjonction de ces deux facultés humaines fait que le travail technique qui le façonne y inscrit par là même une signification qui le détache de son milieu, qui le rend abstrait. On peut ainsi considérer certains silex choisis pour leur couleur, et taillés avec un certain rythme comme des œuvres d’art du fait de ce sens qui leur est donné conjointement au travail qui en est fait, et des œuvres d’art abstraites au sens où ce travail artistique les sépare ainsi de leur milieu.


Où se trouve cette abstraction dans l'essence de l’art ?


Si l’abstrait est donc inhérent à l’art dès son origine, la question n’est plus tant de savoir quand il y a abstrait dans l’art ou non, mais de savoir où est l’abstrait dans tout art. Kojève écrit dans Les peintures concrètes de Kandinsky :

« L’art est donc l’art d’extraire le beau de son incarnation concrète, de l’extraire de cette autre chose qui est aussi belle, et de le maintenir dans sa pureté. »

Kojève, Les peintures concrètes de Kandinsky, 1936


Selon lui en effet, tout l’art avant Kandinsky est de l’art abstrait au sens où le peintre abstrait le beau des choses qu’il représente en ne retenant que le beau et en faisant abstraction de toutes les autres propriétés des choses. La peinture serait abstraite en ce que son objet ne serait pas de peindre des arbres qui sont notamment beaux comme dans leur « incarnation concrète », et qui sont par ailleurs des organismes d’un écosystème, ou encore la source d’un matériau de construction, mais des arbres qui ne sont que beaux, pour maintenir cette beauté absolument pure. Ainsi toute œuvre d’art avant Kandinsky serait abstraite car la représentation des choses implique de sélectionner dans ces choses, et donc d’abstraire, c'est-à-dire d’exclure par la pensée leurs autres propriétés.

Piet Mondrian, Jetée et Océan (composition n°10) (1915), huile sur toile, 85 x 108 cm, Musée Kröller-Müller, Otterloo

Le tableau Jetée et océan de Mondrian est tout à fait remarquable sur ce point. Le peintre n’aurait en effet pas voulu peindre l’océan, mais seulement sa brillance, indépendamment de la représentation de l’océan lui-même. L’abstraction est ici évidente : c’est seulement en tant qu’il fait abstraction des autres propriétés de l’océan (sa couleur bleu, son aspect liquide, les bateaux et poissons qui y naviguent etc.) que Mondrian parvient à en peindre la seule brillance qu’il veut garder absolument pure.



Des degrés d’abstraction dans l’art :


Dans ce cas, si l’art est abstrait dans son essence et que toute œuvre d’art contient une part d’abstrait, comment peut-on rendre compte de la différence qu’il y a entre les œuvres d’art généralement dites « abstraites », et les peintures figuratives, en gardant en tête que les unes comme les autres sont, de fait, abstraites ?

On peut faire l’hypothèse que l’abstrait dans les œuvres d’art du XXe siècle a beaucoup plus été remarqué comme tel simplement parce qu’il ne faisait pas abstraction des mêmes choses que les œuvres antérieures. Comparons par exemple Jetée et Océan de Mondrian avec Pêcheurs en mer de Turner.

William Turner, Pêcheurs en mer (1796), huile sur toile, 91 x 122 cm, Tate Gallery, Londres

Les deux représentent plus ou moins la même chose : l’océan. Simplement, tandis que Turner fait abstraction de l’odeur du littoral, de la force du vent et de l’humidité de l’embrun pour ne retenir que la beauté visuelle de l’océan, Mondrian fait lui abstraction de toutes les propriétés de l’océan pour n’en retenir que la brillance. Ainsi, les deux peintres font une abstraction, mais ne font abstraction des mêmes choses.

Toutefois, ce qui fait que Mondrian, contrairement à Turner, est explicitement désigné comme abstrait, c’est que son abstraction lui permet de renverser le rapport habituel entre prédicat et objet. Si l’eau brille sur le tableau de Turner, c’est d’abord parce que l’eau est représentée, et que parce que pour représenter l’eau il faut notamment montrer qu’elle brille. Mondrian cherche lui à nous montrer le prédicat (la brillance) en faisant abstraction de l’objet auquel il se rattache (l’eau), et c'est parce que cette démarche va complètement à contre-sens de notre manière de percevoir le monde que l’abstraction se fait beaucoup plus visible à nos yeux, alors même qu’elle est de même nature que celle que fait Turner dans son tableau.

Ainsi l’abstrait ne serait pas tant un mode de l’art, un style contingent et apparu subitement dans l'histoire de l'art, qu’un élément essentiel de l’art en général. Toute œuvre procèderait ainsi d’une démarche d’abstraction et l’art dit « abstrait » ne se distinguerait des autres œuvres que par le fait qu'il fait abstraction de propriétés différentes des choses, l’amenant notamment à renverser le rapport usuel entre prédicat et objet.

Toutefois on a pu voir que Kojève voit toujours dans l’histoire de l’art une rupture qui serait incarnée par Kandinsky, comme si, bien qu’il n’y ait que des différences de degré d’abstraction entre les œuvres d’art, l’œuvre de Kandinsky marquait un palier qui se distingue. Notre hypothèse ici est que l’œuvre de Kandinsky représente peut-être ce qu’il y a de plus proche d’un art purement abstrait, un art qui, faisant abstraction de toutes les propriétés de la chose, n’aurait plus de rapport avec celle-ci. La question n’est plus donc de savoir qu’est-ce qui est abstrait dans l’art, mais ce que devient l’art dans l’abstrait, entendu comme l’affirmation la plus absolue de sa propriété essentielle d’abstraction.

 

Peut-on penser un pur art abstrait ? Comment l’isolation inhérente à l’abstraction peut-elle caractériser un certain art lorsque l’abstrait est porté au rang de fin ?


Roque dans Qu’est-ce que l’art abstrait explique que l’art non-objectif, c'est-à-dire sans référence à la nature ou au réel, est un des modes de l’art abstrait. Du fait de la définition que nous avons défendue de l’abstraction inhérente à l’art comme dépouillement des choses de certaines de leurs propriétés pour les représenter, on peut considérer cet art non objectif comme étant le plus haut degré d’abstraction dans l’art, et donc comme étant un pur art abstrait.

Roque donne une définition synthétique et féconde de l’art abstrait dans ce même ouvrage :

« L’art abstrait est une forme de langage qui manie des signes plastiques, c'est-à-dire la ligne et la couleur. »

Georges Roque, Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture, 2003


Reprenant la notion de "signe plastique" au groupe mu, celle-ci s’oppose à la notion de "signe iconique". Toutefois, le groupe mu soutient bien que, s’il y a bien sûr surtout du signifiant dans les signes plastiques (des traits, des couleurs, pris pour tels), il y a également du signifié contenu en eux, de même que les signes iconiques contiennent une part de signifiant. Ainsi, en parlant de l’art abstrait comme un langage maniant les signes plastiques, Roque fait honneur à la nuance dont fait preuve Saussure dans son Cours de linguistique générale lorsqu’il définit le signe comme l’association d’une image acoustique et d’un concept. Comme l’image acoustique, le signe plastique n’est pas qu’un signifiant et contient déjà en lui une part de signifié. On a donc un élément qui contient déjà du sens qui renvoie vers un autre élément qui contient du sens.

Ainsi, de même que le langage tel que défini par Saussure ne renvoie pas vers l’extérieur, le langage que voit Roque dans l’art abstrait est un système qui est replié sur lui-même, vers l’intérieur, qui produit son sens en son sein. Un art purement abstrait partagerait donc bien la caractéristique première de l’abstraction qui est d’être doublement isolé :


- Isolé d’abord de la sensibilité immédiate, en tant que, comme toute œuvre d’art qui est de fait abstraite, il ne rend pas compte de toutes les propriétés de la chose alors même que c’est ainsi qu’on la perçoit dans son incarnation concrète ;


- Isolé ensuite des systèmes de signification habituels, car si l’art purement abstrait ne veut rien dire, il a bien un sens.


Autrement dit, ce n'est pas parce qu’il se détache du système de langage habituel pour lui préférer un système de langage replié sur lui-même que le tableau abstrait n’a aucune signification, simplement celle-ci se déploie différemment.


Ainsi, l’un des exemples se rapprochant le plus de cet art purement abstrait, serait le travail de Kandinsky, dont les œuvres, pour reprendre l’expression de Kojève dans Les peintures concrètes de Kandinsky seraient "uni-totales". Selon Kojève, les œuvres de Kandinsky sont pleinement autonomes, un univers à elles toute seule, indépendantes de tout élément extérieur. Alors que Kandinsky dans « Analyse des éléments premiers de la peinture » affirme essayer de mettre en place un vocabulaire et une grammaire des signes picturaux, Kojève semble finalement affirmer que cette démarche va à l’encontre de la spécificité de l’œuvre de Kandinsky qui est de se suffire à elle-même, d’être un système de langage sans rapport avec l’extérieur et qui se suffit à lui-même. Plutôt que d'essayer de créer une analogie entre les signes picturaux et le langage écrit, il s’agirait d’assumer que ce langage propre à chaque œuvre de Kandinsky est incomparable à tout autre, qu’il forme son propre univers, et donc qu’il est isolé.



Vassily Kandinsky, Molle rudesse (1927), tempera sur carton, 57,5 x 41,8 cm, Paris, Centre Pompidou

La beauté de Molle rudesse consisterait dans cette composition qui nous est abstraite, qu’on ne comprend pas, parce qu’elle ne veut rien dire, elle refuse absolument toute narration ou analogie au langage écrit. Mais elle a pourtant un sens qui ne peut se dévoiler que si on accepte de rentrer pleinement dans l’univers du tableau, sous un rapport qui n’est plus intellectuel mais sensoriel. Le tableau devient un monde dans lequel on entre et qui nous touche au sens propre du terme, Kandinsky insistant sur sa volonté de faire un art lié à la vie évoquant des états intérieurs.


L’art purement abstrait deviendrait ainsi, d’après Kojève, un art concret. Il serait tellement isolé, tellement autonome et auto-suffisant qu’il n’aurait plus besoin d’être mis en lien avec un élément extérieur pour trouver un sens ou une valeur. L’œuvre purement abstraite est une chose parmi le monde, et non pas une chose d’après le monde. Plus que cela, l’œuvre purement abstraite serait un monde parmi le monde, avec son propre système de sens, ses propres lois, sans analogie possible avec celles de notre monde.


 

L’abstrait dans l’histoire de l’art serait donc une modalité nouvelle de l’abstrait qui a toujours été dans l’art et est dans son essence. En faisant abstraction de l’apparaître de l’objet pour se concentrer seulement sur certains de ses prédicats, l’art abstrait du 20e siècle a mis en exergue le processus d’abstraction inhérent à toute œuvre d’art, qui consiste à abstraire seulement certaines qualités de la chose pour en proposer une représentation qui ne soit pas soumise aux règles de la nature dont elle ne serait qu’une simple copie. Mais cet abstrait dans l’histoire de l’art, en refusant une soumission complète aux impératifs figuratifs et narratifs a aussi su mettre l’accent sur les moyens spécifiques à la peinture, et proposer une forme d’art pur de la peinture, avec son langage et son expression propre.


Un art purement abstrait serait ainsi un art faisant abstraction de toutes les choses du monde pour ne se concentrer que sur lui-même et son langage propre. L’incompréhension première face à une œuvre abstraite ne serait alors pas due à une absence de sens, mais à un sens qui se dévoile dans un langage nouveau qui se crée devant nous. L’œuvre purement abstraite serait cet autre monde isolé de nous et qui pourtant s’offre à notre regard. Un monde sans analogie possible qu’on ne peut appréhender qu’en l’habitant pleinement par le regard, la pensée et le toucher.


 

Bibliographie :

  • Maurice Denis, Théories 1890-1910. Du Symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique [1912], Paris, L. Rouart et J. Watelin, « Définition du néo-traditionnisme » [1890]

  • Greenberg, Vers un nouveau Laocoon, 1940

  • Deleuze Gilles, Guattari Félix, Mille plateaux, t. 2 : Capitalisme et schizophrénie Paris, Éditions de Minuit, 1980

  • Leroi-Gourhan André, Le Geste et la parole, t. 2 : La mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel, 1965.

  • Alexandre Kojève, Les peintures concrètes de Kandinsky, 1936 :

  • Georges Roque, Qu’est-ce que l’art abstrait ? Une histoire de l’abstraction en peinture (1860-1960), Gallimard, Folio essais, 2003

  • Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1969

  • Vassily Kandinsky « Analyse des éléments premiers de la peinture », Cahiers de Belgique, mai 1928

  • Alexandre Kojève, Les peintures concrètes de Kandinsky, 1936


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