J’ai eu la chance de découvrir Les larmes amères de Petra von Kant de Fassbinder le lendemain de mon visionnage de son remake de 2022 par François Ozon : Peter von Kant. Cette comparaison, et cet ordre bien précis de visionnage, m’ont permis deux choses.
Tout d’abord, j'ai pu constater le génie de mise en scène de Fassbinder en voyant comment, avec des dialogues exactement similaires et un espace scénique cinq fois plus petit que celui d’Ozon, il est parvenu à offrir des plans d’une richesse incomparable à ce que les images du réalisateur français nous proposent.
En effet, si le film d’Ozon se trouve être un fabuleux exercice de théâtre pour ses acteurs qui ont ainsi dû s’approprier un chef-d’œuvre du cinéma pour l’habiter différemment (ce que Denis Ménochet et Stefan Crepon réussissent d’ailleurs avec brio), il ne fait en revanche apparemment preuve d’aucun travail cinématographique sérieux. L’image a le mérite d’être propre, le montage dynamique, et le décor crédible, mais au-delà de ça Ozon semble s’être perdu dans l’exercice de jeu de ses acteurs et avoir oublié que le principal vecteur de sens au cinéma reste la caméra. À part de systématiques et injustifiés zoom-avants durant les dialogues, le réalisateur français ne prend pas vraiment de risque en choisissant son cadre et n'offre pas une construction de ses plans qui permette de les faire parler. Peter Von Kant semble ainsi être la captation vidéo d’un exercice de théâtre qui, bien qu’il soit malin et très réussi par ses acteurs, demeure malgré tout un exercice de théâtre, et pas un film.
L’œuvre de Fassbinder, par comparaison, est indéniablement un film, et même un excellent. Bien qu’il fasse naviguer ses actrices et sa caméra dans une pièce de tout au plus 30m2, Fassbinder parvient à nous proposer des plans chaque fois très riches de sens, exploitant pleinement les capacités du cadre et de son décor. Il n’y a qu’à voir par exemple le génie avec lequel il utilise cette immense fresque (Midas devant Bacchus de Nicolas Poussin) qui habille entièrement un des quatre murs de la pièce. Chaque fois qu’il décide de filmer ses personnages devant ce tableau, Fassbinder va faire en sorte de les placer à des endroits très précis, sur certains personnages ou symboles. On est ainsi toujours amenés à interpréter le dialogue parlé à l’aune des symboles dans lesquels les personnages semblent s’inscrire dans le tableau, donnant notamment des indices sur la position de chacun au sein de l’échange et sur ses désirs sous-jacents. Ozon, de son côté, réutilise cette même fresque de manière pour le moins grossière, se contentant de la coller contre un mur sans chercher une seule fois à lui donner un sens via le regard que la caméra pose dessus.
Ce génie du cadre chez Fassbinder lui permet ainsi de réaliser son film avec un nombre réduit de plans, ce qui est particulièrement remarquable lorsqu’il s’agit de faire évoluer des personnages dans un lieu aussi étroit que l’appartement de Petra. On notera par exemple ce plan de génie montrant le lit de profil à hauteur de matelas, permettant à Marlene de se baisser et donc de sortir du cadre pour aider Petra à enlever ses chaussures, avant de finalement réapparaître de l’autre côté du lit quelques secondes plus tard, sans coupure, nous laissant comprendre qu’elle est passée par dessous. C’est ainsi ce genre de rigueur dans le cadre qui permet entre autres à Fassbinder de produire un humour beaucoup plus fin que celui de la version d’Ozon, cette dernière ne tenant malheureusement qu’à l’extravagance de ses personnages. Or cette rigueur de la version originale invite également et surtout le spectateur à aller chercher bien plus loin que la simple surface des dialogues pour atteindre une lecture plus fine du film et de son histoire.
C’est là le deuxième aspect que m’a permis de réaliser cette comparaison : tandis que le film de François Ozon ne semble être au mieux qu’un vaudeville un peu grotesque, l’œuvre de Fassbinder est beaucoup plus riche de sens. Le fait est que, se basant sur un scénario et des dialogues similaires, c’est uniquement le brio cinématographique du réalisateur allemand qui permet de faire apparaître le sens qui se cache dans le récit, et c’est ce même sens que j’aimerais m’essayer à décortiquer avec vous désormais. L’interprétation que je vais développer ici est sans doute très personnelle, mais j’espère parvenir à vous faire voir en quoi elle me paraît être une analyse légitime de ce chef-d'œuvre.
Pour rappeler brièvement l’histoire, Petra von Kant est une créatrice de mode allemande très célèbre, adulée dans tous les magazines et dont la carrière est au sommet. Accompagnée de Marlene, femme muette et au caractère austère qui s’occupe autant des tâches domestiques que du travail de dessin et de couture, et que Petra se plaît à traiter comme une esclave, la créatrice vit dans son très étroit appartement dont l’élément central est son lit double. Veuve de son premier mari et divorcée du deuxième, Petra est prise d’un coup de foudre passionnel pour Karin, une jeune femme de milieu plus modeste que lui présente son amie et chanteuse à succès Sidonie, et à qui elle propose de l’aider à lancer une carrière dans le mannequinat et de l’héberger chez elle pour l’aider. Une relation de plusieurs mois se construit ainsi entre les deux femmes dans l’appartement de Petra, Marlene restant toujours présente dans un coin, silencieuse et à l’œuvre. La célébrité nouvelle de Karin, ainsi que sa beauté et sa jeunesse, lui permettent de coucher avec plusieurs hommes en parallèle de sa relation avec Petra. Cela rend cette dernière profondément jalouse, malgré l'accord des deux femmes quant au fait de construire un couple relativement libre. Après une violente dispute à propos de la liberté de Karin, celle-ci s’en va retrouver son mari avec qui elle n’avait jamais vraiment pris le temps de divorcer et passe par hasard dans une ville voisine à ce moment-là. Le cœur brisé, Petra se morfond dans son lit, enchaînant les gin tonic et remballant toutes celles qui tentent de l’aider : Sidonie, sa mère et sa fille. Après une longue discussion avec sa mère, Petra se fait à l’idée que Karin n’est pas ce qu’il y a de plus important et, lorsque cette dernière l’appelle enfin après des mois d’attente, Petra se contente de lui dire au-revoir et demeure apaisée sur son lit. Marlene s’en va alors elle aussi à son tour, éteignant la lumière en partant, et laissant Petra dans le noir, seule dans son lit.
À mon humble avis, Les larmes amères de Petra von Kant raconte l’histoire d’une femme perdue dans son paraître et qui, grâce ou à cause d'une crise existentielle profonde, finit par retrouver son être. À la manière de Fincher 25 ans plus tard dans Fight Club, mais cette fois-ci de manière beaucoup plus implicite, je pense que Fassbinder a voulu personnifier une partie de l'âme de Petra, sa partie travailleuse et créatrice, et ce en la personne de Marlene. En effet, Petra est systématiquement présentée comme une créatrice hors pair, célébrée dans toute l’Allemagne. Pourtant, on ne voit pas une seule fois cette dernière à l’œuvre, et elle semble déléguer absolument tout son travail à Marlene.
Si on pense au début que celle-ci ne s’occupe que des tâches ingrates (recopier les dessins, taper les lettres, etc), on réalise petit à petit qu’elle a en fait à charge tout le travail créatif de Petra dans la conception des vêtements. On aurait ainsi Marlene qui, silencieuse et habillée de manière très sobre (toujours la même robe noire), incarnerait le génie travailleur de Petra, son être ; et à l’inverse, Petra, systématiquement maquillée et habillée de robes très sophistiquées (notamment lorsqu’elle organise un dîner avec Karin), qui se perdrait dans son paraître, se contentant de se plaire dans la vie mondaine que lui permet sa renommée, recevant sa célèbre amie Sidonie en sirotant des cocktails sur son lit, et se complaisant dans la lecture d’articles félicitant son travail.
Petra, se cachant dans ses perruques et ses accessoires de mode, ne serait plus qu’une apparence accompagnée par un génie travailleur qui demeure extérieur à elle. Sidonie, dont elle est devenue très proche, représenterait elle l’horizon de Petra si celle-ci continue dans la même direction : un paraître sans être, une façade sans travail, sans talent. Il est d’ailleurs notable à cet égard que Sidonie lui offre une poupée qui lui ressemble beaucoup pour son anniversaire, presque comme un signe annonciateur de ce qu’elle pourrait devenir : une coquille belle et attirante, mais vide et inerte. C’est d’ailleurs sans doute cette dynamique tournée vers l’apparaître qui sépare irrésistiblement Petra de Karin. Cette dernière prend la direction inverse de la créatrice puisqu’elle est en train de devenir quelqu’un : elle travaille pour devenir mannequin, elle rencontre des hommes... C'est une jeune femme qui est en train de construire qui elle est.
Finalement, c’est seulement sa mère qui saura dire à Petra qu’elle s’est perdue. Une mère probablement riche de cette expérience et connaissant sa fille par delà son apparence publique. Après cette discussion salvatrice avec elle, Petra se retrouve seule sur son lit, en pyjama, sans perruque ni maquillage, dans une lumière tamisée qui donne un inédit aspect sobre à son appartement. C’est ainsi que, dépouillée de toute son apparence, rendue à elle-même, elle dit avoir « retrouvé la paix ». Et pour cause, elle est enfin à nouveau en harmonie avec sa propre personne. Maintenant qu'être et paraître se confondent à nouveau, Marlene n’est plus nécessaire. C’est pourquoi cette dernière fait sa valise, emportant les magazines parlant de Petra, et surtout embarquant la poupée que Sidonie avait offerte à l’artiste. Marlene sort parce que Petra, la vraie, l'entière, revient. Les lumières s’éteignent, la célébrité Petra Von Kant disparaît dans le noir tandis que seule la femme Petra demeure allongée sur son lit, dépouillée de tout et riche d’elle-même.
Les larmes amères de Petra von Kant serait ainsi un film sur la difficulté qu'il peut y avoir pour les artistes à ne pas se complaire dans le travail qu'ils ont déjà accompli, mais à chercher à faire toujours plus, à faire vivre cet élan créateur qui fait d'eux ce qu'ils sont. Réputé pour son travail acharné, selon certains même mort si jeune (à 37 ans) non pas par excès mais par manque de travail, Fassbinder aurait ainsi signé ici de manière discrète un film très intime sur une peur qui l'habite profondément : la peur de la complaisance, de l'inertie créative ; la peur d'avoir trop créé pour être encore motivé à créer. En se moquant de la mondanité et de la paresse des célébrités, Fassbinder offre ainsi une merveilleuse lettre d'amour à tous les artistes en leur rappelant qu'avant de ne devenir que des façades à regarder de l'extérieur, leur rêve et leur motivation est bien d'être des ouvriers du nouveau, des créateurs.
P.S : Je me permets tout de même de rendre à Ozon ce qui lui appartient. Malgré une certaine fadeur esthétique généralisée durant tout son film, le réalisateur français saupoudre ce dernier de quelques rares mais beaux moments de cinéma. On pourra par exemple noter la très belle séquence de fin qu'il nous propose de Denis Ménochet avec son projecteur, ou encore un des uniques plans qui apportent du sens à l'histoire : au moment où Amir dit à Peter qu'il s'en va et où le reflet de cet homme nous laisse comprendre qu'il est en train de perdre sa moitié, une part de lui-même qu'il avait investie aveuglément dans une énième relation amoureuse. Bref, parce que ce n'est pas mon genre d'être 100% négatif sur un film, reconnaissons tout de même ces quelques beaux moments à Peter von Kant, et saluons encore une fois le travail des acteurs qui demeure remarquable indépendamment de la faible créativité esthétique du film.
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