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  • Nicolas Dargelos

Poétique de la ruine, Vers le phare de Virginia Woolf


Pierre Magnan écrit dans Laure du bout du monde que « Les ruines qui ont abrité l'existence sont pleines d'histoires qu'elles voudraient bien raconter, mais elles ignorent le langage des hommes. » L’essence des ruines semble se trouver dans le souvenir qu’elles abritent, mais leur vie quant à elle consiste dans la recherche continuelle par les hommes de ce souvenir. C’est un jeu d’enquête et d’énigmes que d’interpréter les traces du passé pour en démêler la vie qui les a déposées là, de traduire l’apparente indifférence d’une pierre pour l’intégrer dans une histoire humaine qui lui donne tout son sens. Dans Vers le phare, Virginia Woolf montre la poésie qu’il y a dans les ruines et tout particulièrement dans la tombée en ruines des choses et de la parole. Le roman est construit en trois parties qui s’apparentent respectivement à la vie, la tombée en ruines de la vie, et la tentative de résurrection de la vie sur les ruines. C’est en suivant la chronologie du livre que nous allons étudier cette poétique des ruines qui met en parallèle les choses et les mots dans cette marche implacable du temps.

 

La première partie, « La fenêtre », est une fabuleuse ode à la vie. Les vacances des Ramsay, de tous leurs enfants et des différents invités s’organisent autour de deux choses : la maison et le langage, le tout entouré d’une nature merveilleuse et éternelle. À la manière des Enfants terribles de Cocteau, le récit semble absolument hors du temps, et pour cause, il n’y a que très peu de références au temps dans le récit de cette seule journée qui s’écoule très naturellement au fil des réflexions et regards des personnages. L’objectif est de se libérer de toute contrainte du temps qui passe et de saisir toute cette journée comme un instantané qui témoigne autant des habitudes prises dans le passé dans cette maison de vacances, que des décisions ou sensations soudaines qui jalonnent le présent. Au fil des réflexions et des petits riens de la journée, on voit doucement le Soleil tourner et, sans même s’en rendre compte, la nuit est finalement tombée sur le récit, seul signe que le temps a effectivement passé. Mrs Ramsay est bien consciente de cette prise en instantané du présent puisqu’elle est plongée dedans, que c’est elle qui s’occupe de ses enfants et agit principalement dans toute cette première partie :

« Tel un roulement de tambour fantomatique battait implacablement la mesure de la vie, faisait songer à la destruction de l’île, à son engloutissement dans la mer, et l’avertissait, elle dont la journée avait passé si vite en une suite de petites tâches insignifiantes, que tout était aussi éphémère qu’un arc-en-ciel. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « La fenêtre »

À l’inverse, Mr Ramsay semble trop occupé à contempler l’éternité pour s’intéresser au présent. Il n’existe dans le récit que par le regard contemplatif que les autres personnages posent sur lui, et il n’agit que pour refuser l’événement, refuser la vie, en répétant qu’ « il ne fera pas beau demain » et donc qu’il sera impossible d’aller au phare.

Dans cette symétrie entre ces deux personnages on peut déjà trouver une certaine opposition entre deux conceptions du temps.

D’un côté Mrs Ramsay est emportée par le temps. Dotée d’une beauté somptueuse, elle est la marque vivante du temps qui passe. Pourtant, elle ne s’y attarde point et continue à agir au rythme des pulsations de la vie. Elle fait vivre la maison, la famille et les invités en s’occupant de tout, en étant partout à la fois. Certes tirée furieusement par le temps qui passe, elle forme néanmoins l’essence de ce présent gorgé de bonheur. Mrs Ramsay ne retient de la nature que le déferlement des vagues, c'est-à-dire son aspect éphémère et rythmé. Elle veut aller au phare, elle veut vivre, subir le hasard, enchaîner les événements.

Mr Ramsay semble lui déjà être en ruines. Il vit dans l’éternité et ne se soucie aucunement du présent. Incapable de profiter du bonheur juvénile de ses enfants, il n’en attend que l’avenir qui les fera briller. Plongé dans des lectures millénaires, il n’agit pas et se contente d’être contemplé par les autres, ces regards extérieurs lui donnant sa seule vie. On se demande sans cesse ce qu’il veut dire, ce qu’il va dire et ce qu’il pense, si bien qu’il est davantage interprété qu’il ne s’exprime. Il ne veut pas aller au phare, il veut continuer à le contempler comme une roche éternelle et insensible aux vagues du temps.


Néanmoins, il est crucial de noter que ces deux forces opposées sont complémentaires :

« Chacune de ces vibrations semblait, alors que son mari s’éloignait, les contenir tous deux, et procurer à chacun ce réconfort que deux notes distinctes, l’une aiguë, l’autre grave, jouées ensemble, paraissent se donner en résonnant à l’unisson. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « La fenêtre »

Que Mr et Mrs Ramsay se complètent par leurs désaccords :

« Ils n’étaient jamais d’accord sur ce sujet, mais cela ne faisait rien. Elle aimait qu’il attache de l’importance aux bourses d’études, et il aimait qu’elle soit fière d’Andrew quoi qu’il fasse. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « La fenêtre »

Se crée ainsi, grâce à cette complémentarité, particulièrement entre eux mais également entre tous les personnages, une forme de connexion surnaturelle qui permet un sub-langage fascinant. Le roman est marqué par son absence quasi totale de dialogue parlé qui n’empêche aucunement l’abondance d’une forme de dialogue spirituel. Les personnages profitent entre eux d’un lien, d’une compréhension hors du commun qui leur permet, par l’analyse de simples regards ou moues imperceptibles, d’interpréter toute la pensée de l’un ou l’autre. Cela passe parfois par les mots :

« “Nous sommes repartis chercher la broche de Minta”, dit-il en s’asseyant à côté d’elle. “Nous” – cela suffisait. Elle comprit à l’effort qu’il faisait, à sa façon de hausser le ton pour surmonter un mot difficile que c’était la première fois qu’il disait “nous” »

Virginia Woolf, Vers le phare, « La fenêtre »


Mais aussi parfois par le silence :

« Quand Mrs Ramsay disait tout cela, comme le disait l’expression de son regard »

Virginia Woolf, Vers le phare, « La fenêtre »


Cette communication au-dessous des mots par la compréhension amicale est complétée par des règles de bonne conduite et de politesse qui assignent à tout mot et tout silence un sens prédéfini :

« Il existe, elle ne l’ignorait pas, un code de bonne conduite dont l’article sept (ou un autre) précise que dans ce genre de situation il incombe à la femme, quelle que puisse être son occupation du moment, d’aller au secours du jeune homme en face d’elle afin qu’il puisse exposer l’ossature de sa vanité, de son pressant désir de s’affirmer. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « La fenêtre »


C’est ce langage sans mots qui, on le verra, tombe justement en ruines dans la troisième partie du roman.

Ainsi Woolf ouvre son récit en montrant la fabuleuse vie de cette maison. La narration file au gré des regards des personnages qui s'observent, s'interprètent et se comprennent, nous promenant dans cette maison remplie de vie où chacun vaque à ses occupations au doux rythme des murmures de la nature. Mais déjà la menace de l’oubli plane sur cette journée de bonheur. En quittant la scène de manière très théâtrale, Mrs Ramsay songe déjà à l’aspect éphémère de cette harmonie qu’elle observe avec un regard de future nostalgie :

« Elle demeura encore un instant dans une scène qui s’évanouissait alors même qu’elle la contemplait, puis, comme elle se remettait en marche, prenait le bras de Minta et quittait la pièce, tout changea, se transforma ; déjà, elle le savait, jetant un dernier regard par-dessus son épaule, c’était devenu le passé. […] Aussi longtemps qu’ils vivraient, songea-t-elle en se détournant, ils reviendraient à cette nuit ; cette lune ; ce vent ; cette maison ; et à elle aussi. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « La fenêtre »

Cette première partie s’achève sur le triomphe de Mr Ramsay, sa femme abdiquant : « Oui, tu avais raison. Il va pleuvoir demain. » Cette pluie, c’est ce qui annonce que rien ne se passera ni demain ni un autre jour. On ne pourra pas aller au phare, on n’agit plus, on arrête de nourrir le présent. Les Ramsay quittent dès lors la vie éphémère du présent et s’enfoncent inexorablement dans la spirale du temps qui passe, entamant la tombée en ruines des mots et des choses.


 

« Le temps passe », c’est le titre de la courte deuxième partie du roman. C’est un récit qui se démarque tout à fait du précédent de par sa narration beaucoup plus impersonnelle. Jusque là on se promenait, de regard en regard, entre les personnages et leurs pensées. Dans cette deuxième partie, c’est la nature et les choses en général qui sont évoquées sur une longue période de temps, occasionnellement jalonnée des événements marquants de la vie des Ramsay. C’est cette partie qui marque le plus clairement le parallèle entre la tombée en ruines de la maison et la tombée en ruines des relations familiales des Ramsay.

Ce récit commence en marquant immédiatement le changement avec la première partie dans le traitement du temps. À Prue, Bankes et Andrew qui se soucient de savoir s’il faut éteindre ou non la lampe, dans une narration temporelle encore à échelle humaine, suit la nuit qui, sans événements ni lumière, laisse glisser le temps à une vitesse presque inquiétante. Cette nuit, cette éternité envahit littéralement la scène qui jusqu’ici vivait au rythme des petites actions des personnages :

« Commencèrent à déferler d’immenses ténèbres. Rien, semblait-il, ne pouvait résister à ce déluge, à cette profusion de ténèbres qui, s’insinuant par les fissures et trous de serrure, se faufilant autour des stores, pénétraient dans les chambres, […] il ne restait presque plus rien du corps ou de l’esprit qui permette de dire : « C’est lui » ou « C’est elle. » »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

Le défilement temporel s’accélère, marqué par des événements humains (Carmichael qui éteint sa bougie, la mort de Mrs Ramsay, puis de Prue et d’Andrew), qui ne servent que de repères dans la description d’un cycle naturel qui n’a que faire du temps qui passe. On nous décrit les vagues, les arbres, les plantes qui sont justement cette pulsation de la vie qu’évoquait Mrs Ramsay, et qui sont tellement faits pour l’éternité qu’ils ne peuvent d’eux-mêmes montrer le temps qui passe.

On comprend vite qu’après la mort de Mrs Ramsay la maison est totalement désertée et ce chapitre nous décrit la tombée en ruines de cette demeure, symbole de la tombée en ruines des Ramsay :

« Et voici qu’au plus chaud de l’été le vent dépêcha de nouveau ses espions dans la maison. Les mouches tissaient une toile dans les pièces ensoleillées ; les mauvaises herbes qui avaient poussé contre la fenêtre pendant la nuit frappaient doucement, méthodiquement au carreau. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

On observe dès lors que cette maison abandonnée et vite en ruines ne vit que de deux choses. D’une part, elle vit des souvenirs qu’elle abrite et qui constituent son essence.

« Que jadis des mains s’étaient affairées sur des crochets et des boutons ; que jadis le miroir avait contenu un visage, contenu un monde en creux où tournait une silhouette, jaillissait une main, où la porte s’ouvrait, des enfants se précipitaient en se bousculant ; puis ressortaient. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

Ce passé que contiennent les ruines sont le cœur même de leur mystère. C’est la tentative d’une communication entre le présent et le passé par les simples signes physiques qui ont pu être laissés auparavant. Ce problème de compréhension et d’interprétation de signes du passé dans les ruines sera au cœur des ruines relationnelles de la famille dans la troisième partie.

Néanmoins, les ruines vivent d’autre chose : du cycle de la nature qui se reflète sur elles. Plongées dans l’éternité, la seule chose pouvant accompagner ces ruines du passé est le cycle éternel de la nature qui vit et s’approprie progressivement ce lieu abandonné :

« Maintenant, jour après jour, telle une fleur se reflétant dans l’eau, la lumière déplaçait son image claire sur le mur d’en face. Seules les ombres des arbres, gesticulant dans le vent, se prosternaient sur le mur, assombrissant un instant la flaque où se reflétait la lumière ; parfois encore une tache floue d’oiseaux en vol glissait en palpitant lentement sur le plancher de la chambre. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

Un troisième élément s’attache bien sûr à faire vivre cette maison : Mrs McNab, la gardienne, qui nettoie et entretient comme elle le peut cette demeure. Mais en réalité, celle-ci fait également partie de la nature et joue à ses côtés pour réellement transformer ce lieu en une ruine abandonnée. En effet, Mrs McNab est immédiatement décrite comme étant elle-même en ruines :

« Tandis qu’elle frottait la glace du grand miroir et suivait du coin de l’œil les balancements de son image, un son s’échappait de ses lèvres – quelque chose qui avait été joyeux vingt ans plus tôt sur la scène d’un music-hall, qu’on avait fredonné, qui avait fait danser, mais qui maintenant, venant de cette femme de ménage édentée et coiffée d’un bonnet, était privé de sens »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »


Elle vit en communion avec la nature dont elle ramasse les fleurs pour ne pas qu’elles se perdent, et elle ne fait que reconnaître que son travail acharné ne sera jamais suffisant pour garder cette maison intacte. Elle aide la demeure à glisser doucement dans l’oubli et la déperdition, l’entretenant juste assez pour qu’elle tienne debout pour accueillir la nature. Cette tombée en ruines, Mrs McNab l’incarne également dans sa mémoire puisqu’elle a effectivement des bribes de souvenirs du temps où la maison était habitée, mais ces souvenirs sont imparfaits, flous et semblent s’évanouir à la seconde où elles les évoquent :

« Et comment s’appelait la cuisinière déjà ? Mildred ? Marian ? – un nom comme ça. Ah, elle avait oublié – c’est sûr qu’elle oubliait beaucoup de choses. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »






Finalement la maison tombe en effet en ruine et tombe de ce fait dans l’éternité de l’oubli :

« La maison était abandonnée ; la maison était désertée. Abandonnée comme un coquillage sur une dune, à se remplir de grains secs et salés à présent que la vie s’en était retirée. La longue nuit semblait s’être installée »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

La demeure n’est plus qu’une ruine énigmatique abandonnée à qui voudra la déchiffrer :

« Puis le toit se serait écroulé ; ronces et ciguës auraient effacé sentier, seuil et fenêtre ; auraient poussé sur le tertre, anarchiques mais robustes, jusqu’au jour où seul un tritoma au milieu des orties, ou un éclat de porcelaine dans la ciguë aurait appris au promeneur égaré en ces lieux que jadis quelqu’un y avait vécu ; que là s’élevait une maison. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

L’opposition temporelle entre Mr et Mrs Ramsay se poursuit en revanche. Mrs Ramsay, à travers son châle, continue à battre la mesure de la vie :

« Nonchalamment, futilement, le châle oscillant se balançait d’un côté à l’autre. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

Tandis que Mr Ramsay a fait prévaloir le phare comme un élément rattaché au cycle de la nature, lointain et éternel, plutôt que comme le lieu de vie d’un père et de son fils que l’on peut aller voir :

« Tout se délabrait. Seul le rayon du Phare pénétrait un instant dans les pièces, dardait son regard sur murs et lits dans les ténèbres de l’hiver, observait sereinement le chardon et l’hirondelle, le rat et la paille. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

Soudainement, ce défilement du temps s’arrête, et s’inverse. À la dernière minute, 19 ans plus tard, Mr Ramsay informe Mrs McNab qu’ils comptent venir passer l’été à la maison, et qu’ils comptent « retrouver les choses comme ils les avaient laissées », comme si par magie le temps n’avait absolument pas agi sur les choses. Il s’agit alors d’inverser le processus de tombée en ruines avant l’arrivée des Ramsay, d’inverser le temps, de retrouver la jeunesse et la pleine vitalité de cette maison :

« Lentement, péniblement, armées de balais et de seaux, lavant, récurant, Mrs McNab, Mrs Bast enrayèrent la dégradation et la pourriture ; arrachèrent aux eaux mortes du Temps qui se refermaient inexorablement sur eux, ici une cuvette, là un placard ; tirèrent un matin de l’oubli toute la série de Waverley et un service à thé »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

Alors lentement on revient à un défilement du temps plus humain, à Lily Briscoe qui fait porter son sac à la maison et Mr Carmichael qui prend le même train qu’elle. Finalement Lily Briscoe pose sa tête contre l’oreiller, comme si de rien était, aveugle de l’immense bataille contre le temps qui vient d’avoir lieu :

« Doucement les vagues se brisaient (Lily les entendait dans son sommeil) ; tendrement la lumière se posait (elle semblait filtrer à travers ses paupières). Et les choses, songea Mr Carmichael, fermant son livre, s’assoupissant, ne paraissaient pas avoir beaucoup changé depuis tout ce temps »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le temps passe »

Ils savourent la pulsation de la vie sans songer aux ravages qu'a pu faire le temps, et qu’ils découvrent finalement dans la troisième partie du roman.


 

Cette troisième partie, « Le phare », est partagée entre, d’une part, la narration centrée sur Lily qui, tout en réalisant son tableau dans le jardin, observe les ravages du temps sur la maison et ses habitants, et d’autre part, le récit de la promenade au phare avec Mr Ramsay et ses deux enfants, symbole des ravages du temps sur les relations entre les personnages.

Après 19 ans, la mort de Prue, d’Andrew et de Mrs Ramsay, les personnages vont en effet retrouver la maison comme ils l’avaient laissée, mais c’est en l’habitant qu’ils réalisent que rien n’y sera jamais plus comme avant, que quelque chose est parti. Lily l’observe d’elle-même :

« C’était une maison pleine de passions désaccordées […] comme si le lien qui unissait habituellement les choses avait été coupé, et qu’elles flottaient de-ci, de-là, en haut, en bas, ailleurs, en vrac. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »

La compréhension par dessus le langage dont profitaient jusqu’alors les personnages a totalement disparu. Les mots sont soudains analysés et interprétés avec une méfiance qu’il n’y avait pas 19 ans plus tôt :

« Il jouait la comédie, songeait-elle, ce grand homme se donnait en spectacle). C’était horrible, c’était indécent. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »

Cam et James sont eux clairement liés : « C’est ce que James devinait, ce que Cam devinait (ils le regardaient, ils se regardaient) », mais ils se soudent en opposition et en défiance face à leur père sur le bateau. Les deux adolescents profitent encore d’un lien spectaculaire, unis par l’incompréhension totale d’un père qui regarde davantage son livre que ses enfants. Néanmoins Car et James se méfient aussi l’un de l’autre, James appréhendant toujours que sa sœur abdique face à son père et accepte effectivement de lui parler. On observe ainsi que les relations fascinantes du passé sont remplacées par un conflit permanent, une guerre des mots :

« Cam ne résisterait jamais à la tyrannie jusqu’à la mort, songea-t-il sévèrement, observant sur son visage triste et boudeur les premiers signes de capitulation. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »

Néanmoins, la destruction des relations ne s’observe pas dans ces conflits, mais au contraire dans les tentatives de rapprochement. Alors que Mr Ramsay essaie de lancer une conversation aimable avec sa fille à propos de son chien, celle-ci se retrouve complètement bloquée :

« Mais elle avait beau essayer, elle ne trouvait rien à dire dans ce genre, farouche et fidèle au pacte, et donnant toutefois à son père, à l’insu de James, un gage discret de l’amour qu’elle ressentait pour lui. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »

Les Ramsay ne savent plus partager leur amour entre eux, ils ont oublié comment faire. C’est en tentant de reconstruire les liens que les personnages réalisent le mieux que ces liens sont brisés à jamais, que le fossé du temps et du deuil les sépare désormais chacun. Mr Ramsay le dit lui-même sans savoir que cela s’applique tout particulièrement à sa famille :

« Nous périssons, chacun seul, et son côté inaccessible. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »

Lily souffre de cette même distance avec Mr Carmichael avec qui elle voudrait partager la peine qu’elle a à revenir dans cette maison après le décès de Mrs Ramsay :

« Elle eut envie d’aller droit à lui et de dire : « Mr Carmichael ! » Alors il lèverait ses yeux verts un peu vitreux et la regarderait avec sa bienveillance coutumière. Mais on ne réveillait pas les gens à moins de savoir ce qu’on voulait leur dire. Et ce qu’elle voulait dire, ce n’était pas simplement une chose, mais tout. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »

Lily le remarque alors, « le tragique c’était ça – pas les draps mortuaires, les cendres, et le linceul ; mais des enfants contraints, abattus », des enfants contraints de vivre dans les ruines d’un passé où il furent heureux, forcés à essayer de redonner à ce lieu cette vitalité qui a depuis longtemps déjà pleinement disparu.

C’est tout le sens de cette promenade au phare. Mr Ramsay entreprend ce qu’il a refusé à sa femme 20 ans plus tôt, il emmène James au phare comme Mrs Ramsay le lui avait promis. Mais James ne veut plus de ce voyage qui symbolise désormais le deuil des Ramsay. En effet, James n’en veut pas à son père, il en veut à cette atmosphère, à ce malheur qui leur est tous tombé dessus et qui gâche tout :

« Assis là à regarder fixement son père, en proie à une rage impuissante, ce n’était plus lui, ce vieil homme en train de lire, qu’il avait envie de tuer, mais ce qui fondait sur lui – à son insu peut-être […]. On n’avait plus devant soi qu’un vieil homme très triste, occupé à lire son livre. C’est cela qu’il voulait tuer, qu’il voulait frapper au cœur.»

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »


Cette promenade au phare c’est une recherche de l’éternité, une tentative d’échapper au temps, de rejoindre le cycle de la nature et d’observer, immuables, la tombée en ruines du monde pour peut-être y retrouver ce qu’il y avait d’essentiel à leur bonheur :

« La distance avait un pouvoir extraordinaire ; ils s’y étaient engloutis, lui semblait-il, ils avaient disparu à jamais, participaient désormais de la nature des choses. […] Les vagues les environnaient de toutes parts, se creusaient et disparaissaient ; l’une roulait un bout de bois ; une autre portait une mouette. Par ici, songea-t-elle, remuant les doigts dans l’eau, un navire avait sombré, et elle murmura, rêveusement, à moitié assoupie, que nous pérîmes, chacun seul. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »

Les Ramsay naviguent sur cette mer comme sur le temps, traversant des fragments du passé pour rejoindre ce seul souvenir qui subsiste encore et toujours, le phare, pour y trouver une vérité :

« Ces eaux-là étaient d’une insondable profondeur. Tant de vies s’y étaient répandues. Celles des Ramsay ; de leurs enfants ; à quoi venaient s’ajouter toutes sortes d’épaves. Une blanchisseuse avec son panier ; un freux ; un tritoma ; les violets et vert-gris des fleurs : une impression commune assurant la cohésion de l’ensemble. »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »

Arrivés au bout, arrivés au phare, Mr Ramsay atteint enfin ce présent que Mrs Ramsay voulait lui faire découvrir. James et Cam eux touchent à tout ce qui restait intact de leur mère : sa simple volonté d’aller au phare demain s’il fait beau. Après ce voyage dans le temps et l’oubli, Lily conclut :


« “Il a débarqué”, dit-elle tout haut. “C’est fini.” »

Virginia Woolf, Vers le phare, « Le phare »


 

Musiques à écouter en lisant Vers le phare :

- A Catalogue of afternoons, Max Richter

- Skating In Central Park, Bill Evans

- House of Woodcock, Johnny Greenwood

- Sweet Little Lie, Nils Frahm

- Nocturn a Chloé, Albert Guinovart

- A Softer World, Luke Howard

- They Imagine The City Growing Out Into The Ocean, Johann Johannsson


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