top of page
  • Nicolas Dargelos

La Rame de l'Oubli

Un lourd et paisible silence englobe la gare alors que bruit de la ville s'engouffre dans les flocons de neige. Ce calme convient à Adam. Ou du moins il le préfère à la lumière électrique de la station qui semble éclairer la fatigue des passagers attendant le prochain métro. Alors que la foule des autres étudiants de la fac commence à s'amasser sur le quai, les phares d'une rame libératrice éclairent enfin les joues rouges du jeune homme.


Le métro s'arrête. Les portes s'ouvrent. Les gens s'engouffrent. Les portes se ferment et le silence règne.


Le métro est bondé. Tout le monde est debout, le regard vide, l'âme aspirée par les écouteurs descendant de leurs oreilles. Adam se laisse emporter dans cette douce indifférence et regarde dans le vague, comme tout le monde. Mais le hasard des yeux, cette promenade insouciante le mène sur ce manteau, rouge. La fille porte un étui à guitare sur le dos, lit un livre, mange les mots. Adam, pourtant timide d'habitude, n'hésite pas une seule seconde. Il se fraye un chemin parmi ces esprits divaguant pour parvenir à atteindre cette fille au bout de la rame.


Le métro s'arrête. Les portes s'ouvrent. Les gens s'engouffrent. Les portes se ferment et le silence règne.


Adam est à côté de Léa. Il enlève ses écouteurs et réalise qu'il ne sait pas quoi lui dire. Il la regarde, un long moment — quoi que tous les moments sont longs dans ce lourd silence — et il lui tapote doucement l'épaule. Léa se retourne timidement, sans finir la phrase qu'elle lisait et rencontre ses yeux. Chacun se regarde fixement, profondément, mais sans réellement savoir quoi faire. Comme un coup de feu dans ce silence monacal, Adam lance un hésitant : "Salut." La jeune fille, soudainement agacée, range nerveusement son livre dans sa sacoche.


"Salut." lance froidement Léa. Adam ne peut que réaliser le désagrément de son initiative auprès de la fille au manteau rouge. Elle a ce même mouvement de sourcil que lui quand elle ne veut pas avoir une discussion. L'assurance inattendue du jeune homme est désormais ébranlée par cette froideur qui résonne dans le silence de la rame.


— Je... Je t'ai vue de là-bas donc je me suis dit que je pouvais venir te parler vu que... Enfin vu que t'étais seule aussi.


— D'accord.


Adam scrute la jeune fille, à la recherche d'une question, d'une remarque qui étoufferait ce silence insupportable qui sépare des mots qui ne se rencontrent pas. Il aperçoit sa jupe noire :


— T'as pas froid comme ça ?

.

.

.

— Nan nan, ça va.


Le blanc laissé entre chaque bout de phrase semble envelopper tout le wagon. Personne ne parle, personne n'agit. Tout le monde divague et seuls ces deux personnages se font face, mais ne savent pas comment le faire. Léa croise ces yeux bruns du jeune homme. Ils sont profonds et doux, comment les siens, et ils appellent à l'aide.


— Tu fais quoi là ?, tente Léa pour raviver la conversation.


— Là bah je rentre du coup. Et toi ?


— Ouais moi aussi.


Chacun veut parler mais ne sait quoi dire. Ce blanc est une nouvelle bataille perdue pour leur discussion. Adam décide d'utiliser ce joker qu'il gardait en roue de secours : un gigantesque étui à guitare que la jeune femme porte sur son dos.


— Tu fais de la guitare du coup ?, en montrant du doigt la boîte.


— C'est un violoncelle mais oui. J'ai commencé il y a une semaine environ.


— Oh c'est cool. T'aime bien ?


— Ouais j'aime bien.


— C'est pas trop dur ?


— Bah je viens de commencer.


— Oui. Oui du coup c'est vrai que...


La froideur des mots de chacun n'est que la conséquence du calme sans écho du métro et de la distance de leurs esprits. Chaque réplique est enveloppée d'un fatal silence.


Léa, observant la peine d'Adam qui tente désespérément de créer un lien, lui tapote sur le bras et le regarde dans les yeux avec un petit sourire en coin : "T'as quelqu'un ces temps-ci ?


— Oh euh... Oui depuis quelques temps déjà. Elle est à la fac avec moi. Elle passe ce soir d'ailleurs.


— C'est cool !


— Ouais elle est vraiment bien, tu l'aimeras beaucoup je pense. Enfin j...


La confiance naissante d'Adam est interrompue par le métro qui s'arrête et les passagers qui s'activent. Le temps de quelques secondes, les deux jeunes gens sont séparés par le flux les entraînant chacun d'un côte opposé. Ils se regardent mais ne se voient pas. Alors qu'Adam revient face à Léa, son enthousiasme est pris dans l'élan du wagon et il regarde enfin l'éléphant dans la pièce : "Et toi du coup avec ta copine c'est co...


— C'est fini. Mais, c'est gentil de demander.


La voix meurtrie de Léa annonçait cette larme qui devait inévitablement couler. Les deux étudiants baissent les yeux et attendent patiemment leur arrêt sans plus perturber le calme de la rame.


La voix pré-enregistrée du métro annonce la station François Verdier. Adam et Léa lèvent la tête, se regardent droit dans les yeux l'espace d'une seconde, puis évitent leurs regards à nouveau, avec peine. Ils sortent de la rame et de la station côte à côte mais pas ensemble.


*


Il fait nuit dehors. La neige ne tombe plus mais a effacé toutes les traces des passants. Alors qu'il s'apprête à traverser, Léa interpelle le jeune garçon : "Adam !" Celui-ci s'approche de Léa qui, baissant les yeux demande timidement : "Juste je... Tu rentres là ?


— Non il faut que je passe chez moi poser mes affaires avant de venir.


— Ah... Tu... Tu me passerais les clés de chez maman ? J'ai plus les miennes et j'aimerais déposer son cadeau avant que les parents arrivent.


— Donc tu restes pas avec nous ce soir ?


— Non je suis désolée. Je peux pas.


Pour cacher la peine qui imprègne ses mots, Léa force un sourire, autant pour elle que pour son frère : "Mais t'inquiète je mettrai les clés dans la boîte aux lettres !"


Adam tend les clés à sa sœur et ne les lâche pas quand elle les tient. Les deux se regardent droit dans les yeux. Léa attend avec peine un mot de son frère tandis que les yeux de celui-ci semblent noyés par l'explosion d'amour qu'ils cachent. Il veut lui parler mais il ne sait plus quoi lui dire, il a oublié. Les yeux baissés il murmure douloureusement quelques mots : "C'est juste que..."


Un long silence suit sa voix tremblante. Adam ferme ses paupières pour sauver une larme, rouvre les yeux et voit sa sœur de dos, déjà trop loin. Le regard noyé, rivé sur cette moitié qu'il ne sait plus connaître, les mots lui viennent alors : "... tu me manques."


Et la neige doucement se remet à tomber, effaçant silencieusement les traces de ceux qui se sont aimés.



bottom of page