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Nicolas Dargelos

« L’affect historique est lié à l’absence en personne de ce que nomment les noms », Jacques Rancière

« Les années passent, et j’ai si souvent raconté cette histoire que je ne sais plus très bien si c’est d’elle que je me souviens ou seulement des paroles avec lesquelles je la raconte. » Le narrateur de « La nuit des dons » de Borges souligne ici une difficulté essentielle du témoignage qui est de raconter une chose que l’on a vécue avec des mots, alors même que ce que l’on a vécu ce ne sont pas des mots, mais des choses bien réelles.


Cet aspect du récit du passé est selon Jacques Rancière au cœur de l’histoire puisqu’il dit dans Les Mots de l’histoire. Essai de poétique du savoir, « Le Lieu de la parole » : « Il y a de l’histoire parce qu’il y a du révolu et une passion spécifique du révolu. Et il y a de l’histoire parce qu’il y a une absence des choses dans les mots, du dénommé dans les noms. » Ainsi selon lui, l’histoire est avant tout une appropriation des choses passées par des mots qui y imprègnent une vision particulière, une « passion spécifique ». Or il ajoute que ces mêmes mots ne sauraient incarner les choses évoquées, que cette « passion spécifique du révolu » ce n’est pas le révolu, parce que le révolu désigne des choses et non pas des mots. Il précise ensuite sa thèse : « Le statut de l’histoire dépend du traitement de cette double absence de la “chose même” qui n’est plus là – qui est révolue – et qui n’y a jamais été – parce qu’elle n’a jamais été telle que ce qui a été dit. L’affect historique est lié à l’absence en personne de ce que nomment les noms. » Il souligne donc une sorte de paradoxe inhérent à l’histoire qui serait une évocation rétrospective de ce qui a disparu, alors même que ce que l’on désigne comme disparu n’a jamais été, car en désignant par des mots on ne désigne pas la chose elle-même. « L’affect historique » serait ainsi une sorte de deuil insaisissable, les mots rappelant l’absence d’une chose ou d’une personne qu’ils ne sauraient remplacer.


Alors est-ce que l’histoire est nécessairement une observation rétrospective du révolu, de ce qu’il s’est passé ? La puissance évocatrice du passé naît-elle d’une mémoire de la disparition ou d’une résurrection de ce qui fut ? Enfin, n’y a-t-il vraiment rien du passé que les mots puissent incarner ?


L’histoire c’est la mémoire du révolu, l’évocation par les mots des choses qui ne sont plus et ne furent jamais comme les mots les désignent. Cependant ce sont les mots qui font l’histoire en rendant compte non pas du révolu, mais du passé tel qu’il se construisit dans la contingence de son avenir. Alors les mots, quand ils rendent compte de ce qui fut, contiennent encore quelque chose du passé, des passions universelles et éternelles qui furent telles « que ce qui a été dit ».


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L’histoire est avant toute chose une « passion spécifique du révolu », c'est-à-dire une appropriation personnelle, par l’écriture, de ce qui fut. Patrick Modiano dans Dora Bruder fait une importante recherche documentaire et sait, dans les faits, ce qui est arrivé à la jeune fille. Il sait qu’elle a été dans tel pensionnat, qu’elle a été portée disparue tel jour de 1941, qu’elle est passée par tel camp d’internement, pour finalement être déportée et assassinée à Auschwitz-Birkenau. Or, en s’intéressant vingt ans après à l’histoire de Dora, il ressent le besoin de comprendre ce qui relie ces faits, et il le comprend par l’écriture. En effet, en faisant un certain nombre de parallèles avec sa propre vie et en se mettant dans la peau de Dora Bruder, il essaie de comprendre ce qui a pu la mener à faire tel ou tel choix, ce qu’elle a pu ressentir, ce qu’il s’est réellement passé dans les blancs de l’histoire factuelle. Modiano n’assure aucunement l’exactitude de ce qu’il raconte, mais puisqu’il l’écrit, il le propose comme une histoire possible, ce qu’il s’est passé selon lui. Il s’approprie très personnellement cette histoire révolue et rangée dans des archives pour ajouter aux faits ce qu’il leur manque d’émotion et de conscience. Si la passion du révolu est ici particulièrement personnelle, elle peut apparaître beaucoup plus triviale et moins engagée spirituellement. Stendhal dans « L’abbesse de Castro », première de ses Chroniques italiennes, explique qu’il tire le récit de manuscrits du XVIe siècle relatant les faits qu’il raconte. Néanmoins, plutôt que de traduire mot à mot ces documents italiens, il explicite parfois qu’il en élude certains passages qu’il estime inutiles et lourds à la lecture. Ainsi il ne cherche pas à rendre compte exactement des faits tels qu’ils se sont déroulés (encore que les manuscrits de l’époque ne sont nullement gages de véracité), mais s’attache avant tout à se les approprier pour les offrir à son lecteur tels qu’il les a ressentis personnellement. Ainsi écrire l’histoire c’est s’approprier rétrospectivement par les mots et l’esprit une vision des choses qui ne sont plus là.


Or Platon dans le Cratyle montre bien que les mots, sans être arbitraires, ne sont pas pour autant les choses elles-mêmes. Quand on désigne une chose passée par les mots, on évoque certes une chose « qui n’est plus là », mais qui « n’a jamais été telle que ce qui a été dit » non plus, donc les mots ne peuvent pas incarner rétrospectivement le passé. Marlow dans Au cœur des ténèbres de Conrad dit qu’« Il est impossible de communiquer la sensation vivante d’aucune époque donnée de son existence […]. C’est impossible. Nous vivons comme nous rêvons — seuls… » Cela implique donc qu’il est impossible de témoigner, de rendre compte de ce qu’on a pu vivre dans le passé, du simple fait que ce témoignage est fait de mots et que ce qu’on a vécu est fait de choses. Dans Alamut de Vladimir Bartol, le Seïduna a très bien compris cela. Après avoir réalisé que pour fidéliser ses soldats il ne suffirait pas de leur dire qu’il détenait les clés du paradis, il décide de créer un paradis sur Terre, exactement semblable à sa description dans le Coran, afin d’y inviter les soldats et que ceux-ci ne croient plus mais voient et deviennent des témoins. Cela fonctionne car alors que le seigneur demande : « Donc tu crois qu’on m’a donné la clef du paradis ? », Ibn Tahir lui répond : « Maintenant je le sais, Seïduna. » Jusque là l’histoire du Seïduna n’était qu’une légende car elle ne reposait que sur les mots, mais, une fois devenu témoin, Ibn Tahir ne peut que constater qu’il ne s’agit plus d’une histoire mais bien d’une réalité. De même, Yannick Haenel dans Jan Karski montre comment l’impossibilité de témoigner, d’incarner le passé par des mots, joue sur la passion du révolu évoquée plus tôt. En effet son roman est construit sur trois parties bien distinctes, chacune présentant une forme de témoignage différent. La première partie est l’analyse par l’auteur de l’entretien réalisé par Claude Lanzmann avec le témoin Jan Karski. La deuxième partie est une réécriture par l’auteur de l’autobiographie de Jan Karski. Et enfin la troisième partie est une biographie fictive de Jan Karski écrite à la première personne. La construction du livre montre bien la limite du témoignage puisqu’on passe successivement de trois, à deux puis à un degré de témoignage, répondant à l’interrogation de Paul Celan : « Qui témoigne pour le témoin ? ». Ainsi Yannick Haenel questionne la valeur historique donnée au témoignage : pourquoi un récit racontant un film réel mettant en scène le récit réel d’un témoin réel aurait plus de valeur que la troisième partie qui est un témoignage fictif, certes, mais un témoignage direct ? Jan Karski montre bien que toute évocation du passé par les mots est création car choix de mots, et donc que tout témoignage participe de cette passion du révolu car, ne pouvant incarner les choses elles-mêmes, il se les approprie.


Ainsi, si l’histoire est l’appropriation par les mots du révolu, mais que les mots ne peuvent pas incarner ce passé, toute évocation du passé est faite de doute et mystère. Giorgio Agamben dans Le feu et le récit explique, avec l’histoire liminaire du rabbin et du feu, que tout récit est en un certain sens « mémoire de la perte du feu », c'est-à-dire mémoire de l’oubli. L’histoire vise donc à rendre compte de ce vide laissé par la disparition du passé, de cette absence de ce qu’on ne peut pas retrouver par les mots. C’est là toute la quête de Lol dans Le ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras. Le récit est fait de rumeurs et d’inventions explicites du narrateur sur l’histoire de Lol, car son histoire passée est insaisissable. Le bonheur, puis la terrible douleur qu’elle a ressentis au bal sont indicibles, et on ne saura jamais ce qu’elle a réellement vécu cette soirée là. Le doute subsiste dans toute la ville sur les faits exacts de cette désillusion amoureuse. Cette histoire de mots n’est en fait qu’un agglomérat de rumeurs car chaque témoin s’approprie les faits et, les mots de l’un ne collant pas avec les mots de l’autre, on ne peut pas retrouver la soirée elle-même telle qu’elle fut. Selon Mona Ozouf dans « Récit des romanciers, récit des historiens », la différence entre l’un et l’autre est que le premier peut jouer de ce mystère de l’histoire et plonger dans cette obscurité des failles entre les versions tandis que le second ne le peut pas. Dans Rue des boutiques obscures, Modiano fait de la Seconde Guerre mondiale la clé de l’identité de son personnage. Durant tout le roman, le protagoniste est à la recherche de documents et de témoins pour savoir ce qu’il lui est réellement arrivé dans le passé, et semble trouver l’origine de son traumatisme dans la fuite de l’Occupation et des Allemands. Or, même à la fin du livre, le personnage n’est jamais sûr que c’est ce qu’il s’est réellement passé, et il ne le sera jamais car il ne pourra jamais vivre à nouveau la scène. Modiano fait plonger son personnage dans le mystère et le doute qui règnent dans cette succession de témoignages supposés aider Guy Rolland à retrouver qui il est. Le protagoniste est noyé dans cette double absence, conscient qu’il manque une chose mais ne pouvant jamais réellement savoir quoi.


Ainsi l’histoire est une appropriation personnelle et rétrospective de ce qui est révolu, mais les mots ne pouvant incarner ce passé, l’histoire est faite de doute et de mystère et n’est qu’une mémoire de l’oubli, signalant qu’il manque une chose sans jamais dire quoi. Néanmoins, est-ce que l’on peut réellement rendre compte du passé en le considérant par la fin, comme révolu ? Et est-ce que les mots n’incarnent pas l’histoire, en la ressuscitant voire en la créant ?


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Roquentin dans La Nausée de Sartre souligne qu’ « On a l’air de commencer par le commencement […]. Et en réalité c’est par la fin qu’on a commencé. » En effet, faire de l’histoire la considération du révolu c’est s’intéresser au passé par rapport à sa fin et donc avoir une vision, sinon téléologique, au moins biaisée de l’histoire, ne rendant pas compte du doute et de la contingence qui guident chaque décision du passée. Kundera dans Les testaments trahis s’intéresse à la conclusion de Guerre et Paix de Tolstoï et rappelle que les personnages « avancent dans leur vie comme on avance dans le brouillard ». Il faut donc selon lui restituer cette perception embrumée de l’avenir, le doute dans lequel évoluent les personnages, et ne pas considérer les événements rétrospectivement mais bien les saisir dans leur accomplissement, alors qu’ils sont face à la contingence de l’avenir. C’est ainsi que Philippe Forest dit qu’Aragon dans La Semaine sainte détourne le passé vers l’avenir. Certes il considère le révolu en s’interessant aux fuyards de 1815, mais il ramène cette considération du passé à « l’insaisissable présent dont la pente penche du côté de l’inconnaissable futur » (Philippe Forest). Il fait le lien entre le passé et son propre exode en mai 1940 pour se demander ce qui vient après, se mettant ainsi dans la même position que les personnages de 1815 qui, eux aussi, se demandaient ce qui allait se passer dans l’avenir proche. Pour Jean Molino, Balzac propose encore une autre vision de l’histoire dans sa Comédie Humaine. À travers ce tableau de toute une époque, plutôt que de montrer le passé révolu, Balzac montre le présent traversé par les forces du passé, passant « de la description de l’histoire passée à la figuration du présent comme histoire » (Molino). Ainsi l’histoire ce n’est pas revenir rétrospectivement sur le révolu en le considérant par rapport à sa fin, c’est saisir le passé dans sa vie et sa force pour rendre compte de ce qu’il fut par rapport à la contingence d’un avenir inconnu. À partir de là, les mots incarnent l’histoire, soit en la faisant revivre, soit en créant l’histoire de ce qui a pu être.


Les mots incarnent les choses qui furent car ils sont capables de ressusciter le révolu et donc de le re-présenter dans sa dynamique et sa vie. Comme on le voit dans Bouvard et Pécuchet de Flaubert, cela passe d’abord par la résurrection des morts : « Les hommes du passé qui n’étaient pour eux que des fantômes ou des noms devinrent des êtres vivants. » Les mots sont plus une simple mémoire des personnes qui furent, ils peuvent les incarner et ainsi les ramener à la vie. C’est toute la tâche du théâtre que de représenter ce qui fut et particulièrement ceux qui furent. Eschyle avec Darius dans Les Perses ou encore Clytemnestre dans Les Euménides, fait bien de la tragédie un moyen de rendre présent physiquement des personnages historiques, d’imiter ce qui est absent. Il fait revivre aux spectateurs une scène passée, la rend présente à nouveau dans ses doutes et ses craintes car, si on peut anticiper sa fin probablement malheureuse, ce qui nous intéresse est de savoir comme cette fin advient. De même pour ce qui est de la représentation de la scène passée. Dans Cinna de Corneille, Émilie dans la première scène offre une « sanglante image » du meurtre du père, et une hypotypose semblable est faite dans la troisième scène par Cinna qui raconte la réunion des conjurés. Suivant la parole d’Horace : « ut pictura poesis », la poésie est comme une peinture, les mots sont capables d’incarner et de montrer une scène passée aux spectateurs qui peuvent donc visualiser la scène du meurtre ou encore celle de la réunion, alors même qu’on ne les leur montre pas directement. Enfin, dans le cas de Louis Lambert de Balzac, la folie du personnage lui permet de se transporter par les mots dans la scène historique qu’il lit, voyant tous les incidents de la bataille d’Austerlitz. C’est par les mots qu’il revit une scène passée, capturée dans sa dynamique, et c’est donc un signe que les mots incarnent en effet les choses du passé comme telles.


Plutôt que de revivre ce qui fut on peut aussi rendre compte de l’histoire et de son brouillard en racontant ce qu’elle a pu être, sortant des faits officiels pour, plus que laisser les mots incarner le passé, les laisser le faire. Blaise Cendrars dans sa préface de L’or explique en effet que selon lui « La Seule Vérité, c’est la Vie », qu’il faut se rapprocher et découvrir l’humain pour comprendre l’histoire, la comprendre dans ses doutes. C’est exactement ce qu’il fait dans ce roman où, plutôt que de raconter l’histoire vraie du Général Sutter, il raconte l’histoire « merveilleuse » du Général Suter, s’autorisant de nombreuses libertés dans la narration de la vie de cet homme. Sous couvert de ce merveilleux qui permet tout au romancier, Cendrars agrémente les faits historiques d’un peu de légende pour les rendre plus attrayants. Ainsi, alors que l’on a pu reprocher à Cendrars de ne pas raconter la réelle histoire du Général Sutter, son histoire parallèle de Suter a permis de faire émerger à nouveau le souvenir de cet homme, qui avait jusque là disparu. Alors les mots n’incarnent pas les faits historiques, mais ce sont eux qui font l’histoire dont on se souviendra du Général. De même, en entrant dans la plus profonde intimité de l’empereur, Marguerite Yourcenar dans les Mémoires d’Hadrien permet de rendre compte des doutes et incertitudes qui ont mené ce personnage historique à prendre les décisions qu’il a prises. Elle propose ainsi qu’un des moments les plus importants de la vie d’Hadrien, son « plus beau voyage » est simplement une nuit où il a contemplé les étoiles, une nuit qui prendrait alors toute son importance dans la suite des décisions de l’empereur et qui pourtant, puisqu’il ne s’y passe littéralement rien, n’apparaîtrait jamais dans les manuels d’histoire. Enfin, Corneille dans Cinna s’attache à montrer toutes les voies qui s’offraient à Auguste face à la conspiration de Cinna et Maxime, tout en le menant finalement à cet pardon historique et invraisemblable. Il s’agit pour Corneille de représenter ce fait extraordinaire, mais d’inventer toute une histoire le précédant pour montrer qu’il n’était pas évident, ce qui souligne d’autant plus son exemplarité. Ainsi les mots peuvent faire l’histoire qui les habite donc, que ce soit pour la faire sortir de l’oubli, ou simplement pour rendre compte de sa dynamique embrumée face à un avenir inconnu.


Ainsi l’histoire n’est pas la considération du révolu mais bien la capture du passé dans sa dynamique vers un avenir contingent, capture qui implique que les mots incarnent en effet les choses passées, soit parce qu’ils sont capables de les faire revivre, soit parce qu’ils sont l’invention même de ces choses passées. Néanmoins, sans même capturer le passé dans son élan vers l’avenir, n’y a-t-il pas dans les mots qui évoquent le révolu quelque chose qui subsiste des choses du passé ? Le pouvoir des mots n’est-il pas justement de faire sortir des choses des vérités universelles et éternelles qui continuent à vivre dans les mots après la disparition des choses ?


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Les mots ne sont pas capables d’incarner réellement les choses passées, mais ils peuvent néanmoins contenir ce qui fait leur essence, ce pour quoi on s’en souvient, c'est-à-dire des vérités universelles qui dépassent la simple temporalité de leur existence. Sartre dans Les mots parle des livres comme des « monuments trapus, antiques qui m’avaient vu naître, qui me verraient mourir et dont la permanence garantissait un avenir aussi calme que le passé . » Ainsi les livres sont eux-mêmes des monuments historiques, des objets qui peuvent traverser les siècles en figeant dans les mots des choses temporaires qui sont pourtant toujours compréhensibles plus tard. Pour De Vigny dans « Réflexions sur la vérité dans l’Art », il s’agit ainsi de tirer l’idéal du positif, de n’extraire que l’idée éternelle que les mots incarnent, pour laisser l’histoire temporaire n’être que l’exemple d’une telle idée. Ainsi Hugo dans L’homme qui rit prend un cadre historique précis en dénonçant l’Angleterre au temps de la reine Anne. Pourtant, à travers la cruauté infligée à Gwynplaine, il veut avant tout montrer une vérité philosophique qui puisse s’appliquer à toute époque car « L’infini du cœur n’est d’aucun siècle. L’homme n’est point daté. » Ses mots ne sauraient incarner réellement l’époque et les choses qui y furent, mais ils témoignent néanmoins d’une vérité qui s’y est développée et qui est l’une des choses que l’on doit tirer de ce passé. Dans la tragédie cette valeur de l’exemple est omniprésente. Dans Lorenzaccio de Musset, Lorenzo veut être un Brutus, ne gardant de ce fait historique que la valeur du crime et non pas les toges romaines ou les circonstances géopolitiques antiques. Dans Cinna de Corneille, Auguste veut au contraire se détacher des exemples du passé qui ne sont qu’un « miroir trompeur », et ce faisant il devient lui-même un exemple par son pardon extraordinaire qui prend une valeur universelle de miséricorde à laquelle chacun peut encore largement s’identifier des millénaires plus tard. Dans Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman, le cadre historique de la peste du XIVe siècle sert seulement d’exemple aux vérités philosophiques que le chevalier dégage par ses discussions avec la mort. Dans chaque cas, les mots servent à extraire des faits passés ces vérités universelles qui font qu’il est intéressant d’encore se souvenir d’eux. Les faits historiques ne servant que d’exemple pour ce que les mots expriment, on peut finalement en conclure que le peu d’histoire qui fut « telle que ce qui a été dit » est en réalité tout ce qu’il y avait à en dire.


C’est dans cette perspective qu’il faut dès lors étudier les mythes comme des histoires créées par les mots, ne reposant pas sur des faits historiques avérés, mais dont la valeur d’exemple et de vérité universelle subsiste. Pessoa dans « Ulisses » écrit ainsi que « Le mythe est le rien qui est tout ». En effet le mythe n’est fait que de mots qui renvoient à des choses qui ne furent jamais et qui, parce qu’il n’incarne aucune chose du passé, n’est rien. Pourtant, cette pure création des mots contient une vérité philosophique, c'est-à-dire tout, qui est représentée à l’aide de cet exemple historique fictif. Hugo dans La Légende des siècles s’intéresse ainsi aux origines de l’histoire. Dans les premiers poèmes comme « L’hymne » ou « Le Sacre de la Femme », il y a une sorte de fixité intangible qui suspend le temps de la création d’un cosmos fabuleux : « Elle est la terre ». C’est avec le poème « La Conscience » qui commence par « Lorsque » et qui continue au passé simple que le temps apparaît en même temps que la faute commise. Ainsi pour Hugo il y a un conflit entre le temps historique et le temps des origines, le temps du mythe. Le temps historique est le temps de la faute qui essaie continuellement de revenir à ce temps édénique, pur, figé, qui n’existe que dans les mots qui le racontent et qui est pourtant à la base de toutes les décisions de l’Homme dans l’histoire. Pour Laurent Binet dans « Merveilleux réel », ces mythes peuvent aussi naître de l’histoire réelle, comparant la Guerre de Troie et la Seconde Guerre mondiale comme des histoires totales où les artistes vont puiser pour trouver des vérités. Il note ainsi que de la guerre sont nés autant de récits dramatiques, comme Si c’est un homme de Primo Levi ou Le Pianiste de Polanski, que de récits comiques comme La vie est belle de Roberto Benigni. Ainsi ces récits de l’histoire, quand ils la prennent comme mythe ou histoire totale, ne veulent pas la considérer comme révolue mais la revivre continuellement sous des facette différentes pour en tirer toutes les vérités qui s’y cachent, incarnées par les mots qui la raconte et imagées par les faits historiques qui la mettent en scène.


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En considérant l’histoire comme une passion spécifique du révolu on a pu observer que toute histoire est en réalité insaisissable car, les mots ne pouvant littéralement incarner les choses qui furent, le récit de l’histoire est limité par la langue qui constitue les témoignages et baigne ainsi dans le doute et le mystère. C’est en montrant que l’histoire devait avant tout rendre compte de sa dynamique embrumée que l’on a vu que les mots pouvaient en effet incarner les choses passées puisque soit il les font revivre, soit ils les inventent pour sortir des limites de l’histoire factuelle. Alors dans cette perspective nous nous sommes demandé si les mots ne pouvaient pas aussi incarner en partie les choses passées mais quand ils évoquent l’histoire comme révolue. Nous avons ainsi montré le rôle de la littérature comme extractrice de la vérité universelle imagée par la vérité historique, et étudié les mythes comme une histoire inventée par les mots en dehors des faits, pour la vérité. Alors avec le mythe on atteint la qualité presque divine du romancier qui crée son monde par la fiction, comme Patrick Baud dans l’une de ses Nanofictions :

— Maître, avez-vous percé la nature profonde de l’existence ? demanda le jeune moine. — Oui. Toi et moi venons de naître, nous disparaîtrons dans quelques lignes, et seul cet instant compte. Le moine eut juste le temps d’atteindre l’illumination, et le paragraphe s’acheva.

Patrick Baud, Nanofictions

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