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  • Nicolas Dargelos

Qu'est-ce qu'un classique ? Poèmes Saturniens, Verlaine

« Si je lisais chaque soir Rimbaud, Baudelaire et Verlaine, si j'écoutais sans cesse Ravel, Fauré et Debussy, je n'écrirais plus une note, plus un mot. » Jacques Brel dans cet entretien de 1971 se montre en artiste intimidé, suivi et presque hanté par un héritage classique qui le précède. Comme tant d’artistes, il se demande comment oser affirmer une œuvre qui se placerait aux côtés de telles figures qui ont, par leur notoriété et leur intemporalité, presque imposé à leurs successeurs l’influence de leurs œuvres. Les classiques ont en effet un rôle particulier dans les arts. Sans être nécessairement unanimement appréciés, il représentent cependant des références incontournables : on doit apprendre des classiques avant d’oser leur succéder dans leur domaine. Il s’agirait dès lors de se demander ce qui distingue l’œuvre, voire le chef-d’œuvre, du classique.

Sainte-Beuve dans sa leçon d’ouverture à l’École normale du 12 avril 1858 affirme qu’est classique une œuvre qui aime sa patrie et son temps, que l’artiste ne peut croire en l’immortalité de son œuvre, caractéristique intrinsèque du classique, que s’il conçoit celle-ci dans une époque protectrice et stable, qui n’est pas inquiète et qui surtout n’invite pas à chercher la beauté ailleurs que dans son propre temps et sa propre société. À ce classique il oppose le romantique qui « cherche ce qu’il n’a pas, […] rêve, vit dans les songes. »

« Chanson d’automne », « Mon rêve familier », « Nevermore » ; ces poèmes lus, relus, analysés et critiqués par maints artistes et auteurs semblent être la surface émergée d’un recueil poétique qui, par son influence sur la littérature française, s’impose désormais clairement comme un classique : les Poèmes saturniens de Paul Verlaine. Pourtant, ce recueil écrit par un jeune auteur dans la vingtaine, emprisonné pour des propos outrageant la morale et la religion de son temps, semble loin de s’inscrire en harmonie avec la société et la période qui le voit naître.

La définition du classique par Sainte-Beuve semble dès lors trouver ses limites dans une telle œuvre qui paraît davantage être une fuite hors de la société de son temps par la nostalgie et le rêve vers le passé et la nature. Ce que nous laisse voir Verlaine semble alors être une rupture douce, une révolution nuancée du langage poétique, qui cherche à s’imposer en héritage classique pour ceux qui voudront bien l’interpréter comme tel.


* * *


L’œuvre de Verlaine correspond exactement à la définition du romantique donnée par Sainte-Beuve. Il ne parvient pas à se contenter de son temps, il veut et sent même qu’il doit chercher le beau ailleurs, dans un ailleurs qu’il ne peut pas atteindre : le passé. Dès le premier vers de son prologue, « Dans ces temps fabuleux, les limbes de l’histoire », Verlaine l’annonce : il regrette les temps anciens. Encensant ces « Vastes postérités » qui profitent de l'éternité de « l’Art dont une Palme immortelle est le prix », il affirme l’héritage immortel qu’il trouve dans les œuvres antiques.

Tout ce prologue annonce le sentiment qui se retrouve dans tout le recueil. En opposition avec l’éloge qu’il fait des poètes et guerriers antiques, les quatrième et cinquième strophes de ce poème sont saccadées et fragmentées par des enjambements incessants qui annoncent que :


La Force, maintenant, la Force, c’est la Bête Féroce bondissante et folle et toujours prête À tout carnage, à tout dévastement, à tout Égorgement, d’un bout du monde à l’autre bout !

Verlaine, Poèmes saturniens, Prologue


L’harmonie antique est brisée par une époque dominée par la violence et le désordre. Une époque essoufflée qui essaie d’aller plus vite qu’elle-même, ce qui se retrouve particulièrement dans les thèmes de la nature que l’on évoquera plus tard. Alors les yeux du poète, instruits par la beauté des œuvres classiques qui échappent à ce présent,

Ne sauraient s’abaisser une heure seulement Sur le honteux conflit des besognes vulgaires

Verlaine, Poèmes saturniens, Prologue


Verlaine refuse donc explicitement la société de son temps dont la violence et le désordre le répugnent. Il « rit ou pleure alors qu’on pleure ou rit », il est à contretemps avec cette société qu’il n’arrive ni à suivre ni même à comprendre et c’est pour cela qu’il cherche à se réfugier dans le passé.

Dans « Après trois ans » il décrit un havre de passé rassurant et envoûtant. Dans ce « petit jardin », il affirme que « rien n’a changé » et qu’il se sent bien entouré de choses simples, contemplant la beauté d’un quotidien qui n’est plus. C’est dans « Nevermore », littéralement « jamais plus » en anglais, qu’il explicite la beauté qu’il trouve dans ce qui ne sera jamais plus. Dans ce souvenir il retrouve beaucoup de sensations, autant dans la chaleur du « soleil » que dans le son d’une « voix douce et sonore » ou le parfum des « premières fleurs », qui soulignent la vie qui habite sa mémoire. On ne saurait dès lors véritablement parler de nostalgie, puisque Verlaine ne souffre pas quand il plonge dans ses souvenirs. Au contraire, il y cherche de la vie et de la paix que la société qu’il habite semble incapable de lui procurer.

Dans « Croquis parisien » il semble même chercher, dans un passé qui n’est pas le sien, une splendeur qu’il ne retrouve pas dans son époque qu’il a du mal à comprendre dans ses contradictions. Dépassé par l’incohérence d’une fumée qui sort en « bouts » et l’étrangeté d’un « matou frileux et discret », Verlaine semble trouver de la stabilité et de la consistance dans la splendeur éternelle de la Grèce antique, sa philosophie (« divin Platon »), son art (« Phidias ») et ses batailles (« Salamine » et « Marathon »).

Ainsi dans ce recueil, Verlaine fuit la société de son temps en se réfugiant dans le passé, que ce soit pour y trouver la beauté de ses souvenirs, ou la splendeur de l’Histoire. Plongeant dans le passé, Verlaine refuse alors la réalité et se plonge dans le rêve, seul havre de beauté musicale et naturelle, dans une société remplie de contradictions.


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Dans le poème liminaire, Verlaine multiplie des rimes anti-sémantiques, qu’elles soient dérivatives ou apparaissent simplement comme telles à l’oreille (« astres » / « désastres », « souvent » / « décevant », « bile » / « débile »), insistant une nouvelle fois sur les contradictions de son temps et son « triste Idéal qui s’écroule ». Face à une telle société qu’il ne comprend pas, il oppose « Raison » et « poison » et prend le parti d’en effet abandonner toute rationalité pour trouver le beau dans le rêve et la nature.

Dans « Résignation » qui ouvre la première partie du recueil, il accepte la réalité de sa société, mais sans se « résigner par trop cependant ». Les rimes en i embrassées par des rimes en dent semblent décrire un havre de beauté et de clarté enfermé dans une société abrupte et même violente comme décrite dans le prologue. Il s’enfuit donc dans le rêve comme dans « Croquis parisien » : « Moi, j’allais, rêvant », le verbe aller marquant même un mouvement du poète qui s’en va littéralement de la scène qu’il observe pour se réfugier dans ses rêves, sans jamais cependant oublier que son corps reste lui immobile « Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz. »

Dans ses rêves il cherche une consistance, une stabilité et une simplicité qu’il ne trouve pas dans sa société. Dans « Mon rêve familier », ses multiples interrogations, ce qu’il « ignore », ou le fait que la femme lui soit « inconnue » ne l’inquiètent aucunement. Au contraire, tout semble limpide, « transparent » et « pénétrant » dans ce sonnet. Comme dans « Nevermore », ils se concentre sur des sensations qui paraissent bien réelles, comme son nom « doux et sonore », « sa voix lointaine, et calme, et grave » ou son regard « pareil au regard des statues ». Voilà donc la paix qu’il trouve dans le rêve quand celui-ci lui paraît en effet transparent et qu’il le comprend. Cependant, si le poète note le besoin de s’éloigner de sa société pour trouver la paix, le poème suivant, « À une femme », insiste lui sur le danger du cauchemar qui le hante bien plus que les soucis de la réalité qui ne sont en comparaison que « Des hirondelles sur un ciel d’après-midi ». Il cherche donc littéralement ce qu’il n’a pas et « vit dans les songes » comme le dit Sainte-Beuve, que cela lui soit bénéfique ou non.


La seule beauté que Verlaine semble dès lors trouver dans son temps est la beauté de la nature, c'est-à-dire une beauté qui n’est pas spécifique à son temps, mais une beauté éternelle et intemporelle. « L’heure du berger » décrit une scène remplie de couleurs et de sons particuliers, mais qui n’a pourtant rien d’unique. La beauté que Verlaine voit dans cette heure du berger revient chaque soir à l’éveil de cette lueur dans le ciel. Il trouve dans cette scène quotidienne à la périodicité éternelle une certaine stabilité, un sentiment protecteur. Il sait qu’il peut compter sur l’heure du berger, sa lune rouge et ses « chats-huants » pour revenir tous les jours, à la même heure, sans jamais se presser, et y trouve une atmosphère rassurante que ne lui procure pas la société de son temps qui, comme on l’a évoqué plus tôt, s’essouffle alors qu’elle essaie constamment de se dépasser.

On peut dès lors observer dans « Chanson d’automne » que de cette nature, Verlaine tire une musique qui se rapporte à des sensations qui sont intemporelles et auxquelles tout lecteur de tout temps peut s’identifier. Par exemple l’allitération de consonnes fricatives qui fait entendre le vent :

Et je m’en vais Au vent mauvais

Verlaine, Poèmes saturniens, Chanson d'automne


Ou encore l’association de consonnes alvéolaires et occlusives qui fait entendre les flottements irréguliers des feuilles mortes emportées par ce vent :

Deçà, delà, Pareil à la

Verlaine, Poèmes saturniens, Chanson d'automne


Ce poème se vit comme une scène tout à fait ordinaire, hors de toute société, plongée dans la nature et intemporelle. Tant qu’il y aura des automnes et des arbres pour écouter le « vent mauvais » du présent ballotter les feuilles mortes, les lecteurs pourront partager les mêmes sensations que Verlaine éprouvait face à cette nature.

Loin « d’aimer sa patrie, son temps », Verlaine fuit sa société dans le rêve pour se mêler à la nature et sa musique et partager une beauté intemporelle. Dès lors, si l’œuvre de Verlaine semble accessible par les lecteurs de tout temps, qu’est-ce qui en fait un classique si ce n’est pas de vivre dans son temps ?


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Dans ce recueil, Verlaine explicite ce qu’il pense être nécessaire à une œuvre pour lui assurer une postérité, voire devenir un classique : savoir révolutionner son art en nuances, marquer une rupture douce qui, sans choquer son temps, doit attendre dans la postérité celui qui marquera son triomphe. « Marine » semble être une allégorie de cette idée. L’océan stable, éternel et paisible est l’héritage immortel de la littérature dans lequel chaque poète nage. Les éclairs marquent les ruptures, le renouveau, mais des ruptures nuancées, de couleur bistre plutôt que bleu électrique. Cette rupture ne se fait pas sans référence avec l’héritage littéraire qui la surplombe puisque chaque éclair « Va, vient, luit et clame » ce qui fait étrangement penser, dans une métrie sensiblement différente, à la célèbre réplique du Cid de Corneille, « Va, cours, vole, et nous venge. ». Il s’agit de marquer une rupture certes, mais une rupture douce. Et c’est de cette rupture que rugit le tonnerre dans tout l’océan au-dessus duquel « l’ouragan erre », cet ouragan de vents contraires qui représente les innombrables sociétés qui naissent et disparaissent dans leurs contradictions au dessus de cet océan, cet héritage littéraire qui toujours lui survit. C’est de la nouveauté que surgit un son nouveau et formidable qui change à jamais l’océan qui reste cependant toujours aussi stable, paisible et éternel.


Cette révolution en nuance s’observe dans tout le recueil, et dès le début avec « Résignation » qui se présente sous la forme d’un sonnet inversé en décasyllabes avec d’abord deux tercets puis deux quatrains. Verlaine se résigne en effet à utiliser la forme du sonnet, mais décide de lui donner sa touche. C’est une révolution qui utilise la tradition. Dans « Sérénade » il abandonne les compliments censés conquérir la femme pour chanter d’une « voix aigre et fausse ». C’est une parodie de la sérénade qui brise les codes traditionnels en associant mort et câlin. Encore une fois il s’intéresse à une forme traditionnelle et s’y formalise parfaitement (comme le montre la musicalité du poème) mais y apporte cette touche dissonante qui fait évoluer le genre. Enfin dans « Grotesques » on a une forme assez traditionnelle avec dix quatrains en octosyllabes, mais également de nombreuses ruptures dans le style avec des enjambements :

Les juins brûlent et les décembres Gèlent votre chair jusqu’aux os

Verlaine, Poèmes saturniens, Grotesques


On observe aussi que l’hémistiche ne correspond pas toujours à une pause grammaticale puisque parfois elle intervient au milieu d’un mot : « Le sage, indi/gné, les harangue ». Enfin l’allitération de sons nasillards avec « leurs aigres », « nasillent » et « bizarres » donne un aspect étrange à la musicalité du poème.

Verlaine propose donc des poèmes qui affirment un déchirement entre tradition et rupture sans marquer clairement de parti pris. Verlaine ne donne que des signes qu’il convient à chaque lecteur de s’approprier pour en tirer ce qu’il désire. C’est pourquoi dans le dernier poème du recueil, il espère que :

L’Aube-Postérité, fille des Temps moroses, Fasse dans l’air futur retentir notre nom !

Verlaine, Poèmes saturniens, Épilogue


C’est aux lecteurs de s’approprier ou non le renouveau que propose le poète. Dans ce même dernier poème il écrit :

Nous donc, sculptons avec le ciseau des Pensées Le bloc vierge du Beau, Paros immaculé

Verlaine, Poèmes saturniens, Épilogue


Ainsi en prenant l’image du sculpteur et en utilisant le thème du culte du travail cher aux parnassiens, il achève d’exposer une conception du classique : le Beau est là, il existe, éternel, mais il n’est pas immuable, c’est à chacun de le modeler à sa manière. Le classique est celui qui, sculptant dans un bloc du beau, réalise une telle sculpture que les suivant ne sauraient oser sculpter par dessus, car sculpter c’est enlever, et le classique est justement ce qui ne saurait plus disparaître car il appartient désormais pleinement au beau qui se définit à travers lui sans y être totalement réductible.


Les Poèmes saturniens de Verlaine sont un classique, non pas parce qu’ils sont nés dans un période protectrice comme Sainte-Beuve l’entend, mais justement parce que Verlaine a su s’échapper à son temps, autant dans le passé que dans le rêve, pour y trouver ce qu’il y a d’intemporel et de commun à tous les hommes de tout temps : la nature et la musique. C’est en révolutionnant le langage poétique à travers ces cadres qu’il a su positionner son œuvre comme une étape incontournable, une évolution de la littérature. Il ne s’agit surement pas, comme le laisse penser Jacques Brel, de se sentir obligé par cette œuvre, de n’écrire que ce qui peut l’imiter ou l’égaler. Il s’agit de voir qu’un jour une telle œuvre fut écrite, qu’elle marque une évolution dans la littérature et que par son audace elle pose la question : « Et vous, quel sera votre classique ? »

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